Une série B fauchée par l’auteur de Persepolis ? Pas si surprenant que ça.
Marjane Satrapi est une joueuse. A l’inverse absolu de Poulet aux prunes, ode aux grands mélos classiques, son nouveau film, La bande des Jotas est un film de genre, fait comme à la maison, au budget riquiqui.
Une virée rocambolesque en Espagne autour d’une pétroleuse et de deux joueurs de badminton dont elle fait des tueurs à gages. Et ni un calcul autour d’une image de marque ou un virage dans la carrière de Satrapi : ce « petit » film, et assumé en tant que tel, est tout aussi personnel que les précédents.
La première question qui vient à l’esprit quand on sort de La bande des Jotas est : pourquoi ? Pourquoi faire cette série B low budget…
….Alors que je pourrais faire autre chose? Et bien justement parce que je ne veux pas entrer dans cette logique qui voudrait que je fasse des films de plus en plus gros, avec plus de budget, et des stars. A un moment, il ne faut pas oublier le plaisir de faire les choses.
Sur une grosse production, on passe évidemment du temps à être dans un processus créatif, mais surtout à régler des problèmes, à faire des choses qui n’ont rien à avoir avec l’artistique. Après Persepolis et Poulet aux prunes, j’avais besoin de me laver de tout ça, de retrouver le plaisir d’aller faire un film avec des potes. Je n’avais aucune idée de ce qu’on allait faire; on ne s’est pas dit, allez, on va faire un film indépendant ou expérimental mais : et si on partait ?
Et c’est tombé à un moment ou nous voulions partir en Espagne en vacances. Or, moi en vacances, je m’ennuie. Alors je ne voulais partir que trois jours et les autres huit. Je leur ai proposé un marché : on part dix jours mais on fait quelque chose, sinon je vais vite m’ennuyer. Une fois qu’on a eu l’idée de faire un film, on est parti sur le principe de ne pas écrire de scénario, d’improviser et voilà le résultat.
La bande des Jotas a beau être très différent dans la forme comme dans la gestation de Persepolis ou Poulet aux prunes, vos films ont en commun une part d’artisanal, ce côté fait-main.
Bien sur ! Je viens de là, je suis quelqu’un de très artisanal, très manuel. Ca a été le coeur même de La bande des Jotas : on est parti de rien. Evidemment, beaucoup m’ont demandé pourquoi je me lançais là-dedans, qu’il fallait que je me soucie de ma réputation…
bon, ça ne doit pas être aussi pourri que ça
Mais, si je commence un jour à m’en préoccuper ce sera la fin des cacahuètes. Se mettre à se dire : Que verront les gens? Que penseront les journalistes? ça signifierait mettre un terme à ma liberté.
Après le « pourquoi faire ce film? » se pose logiquement un « pourquoi le sortir en salles ? ». On aurait pu imaginer – comme votre compère Vincent Paronnaud l’avait fait avec Villemolle 81 – aller jusqu’au bout du principe homemade une exploitation en dvd ou sur le net…
Celui qui vous dit : » j’écris ou je filme pour moi-même » est un menteur. Quand je fais des choses, c’est pour qu’elles soient vues, c’est le côté m’as-tu-vu de tous les artistes. Ensuite on l’assume ou non, on se raconte des histoires, mais à la base, les films sont faits pour être montrés à un public.
Dans le cas de La bande des Jotas, il y a eu un distributeur qui l’aime suffisamment pour avoir eu envie de le sortir. Mais c’était sans doute aussi une manière de prouver à quel point je me fous de ma réputation.. Et comme à l’arrivée, La bande des Jotas se retrouve sélectionné au festival de Rome puis de Jérusalem, je me dit que bon, ça ne doit pas être aussi pourri que ça (rires).
Ce qui n’empêche pas de se demander si ce film fait par moi et mes potes peut interesser un autre public. Et je sais qu’il sera limité. Malgré tout, je sais ce que j’ai fait : un film avec des potes. Il faut le prendre pour ce qu’il est.
Difficile pour autant, quelle que soit sa part de fiction, de ne pas vous identifier pleinement au personnage que vous jouez, puisque si elle n’a pas de nom, c’est vous qu’on voie à l’écran, et avec ce qu’on imagine être votre caractère…
Et pourtant, je vous assure que dans la vie je n’ai absolument pas envie d’aller tuer des mecs dont les prénoms commencent par un J. Comme on était sur un principe d’improvisation, il était impossible de ne pas mettre un peu de moi-même dans cette fille. Du coup, elle me ressemble forcément.
L’histoire des « Stéphanies, c’est forcément des salopes » m’est arrivée: j’ai dit ça à Matthieu Amalric… dont la femme s’appelle Stéphanie. Et qui est d’ailleurs très sympathique. Je suis la personne la plus gaffeuse au monde.
Par ailleurs, cette fille refuse catégoriquement de parler de ses origines, alors qu’on vous a connu avec Persepolis dont c’était le sujet.
Il y a quelque chose qui m’énerve en France : la définition des origines. Je suis iranienne et française et n’ai aucun problème avec ça. J’aimerais juste qu’on dise : Marjane Satrapi, iranienne et française ou française et iranienne et pas française d’origine iranienne.
Il y a quelque chose de sous-jacent là-dessous que je n’aime. On ne dit jamais : Michel Platini français d’origine italienne. Cette connotation dissimule quelque chose que je n’aime même pas formuler tellement je la trouve dégueulasse. Que cette fille ne veuille pas parler de ces origines est certainement venu de cette réaction, mais est sorti tout seul pendant le tournage.
Et pourtant, l’idée d’un exil reste dans La bande des Jotas. Sauf que dans Persepolis ou Poulet aux prunes parlaient de là d’où on vient, ici, les personnages vont vers quelque part.
Ca va bientôt faire dix-neuf ans que je vis en France, treize que je ne suis pas retournée dans mon pays. J’en ai été longtemps très nostalgique, mais comme tout être humain, j’ai besoin de foi et de vivre. Confire dans la mélancolie et la nostalgie me tue à petit feu.
je n’ai jamais prétendu être une grande cinéaste alors je peux faire ce que j’ai envie de faire
Il est temps que je regarde vers autre chose, que je me projette dans l’avenir. J’ai déja travaillé sur mon passé, ai exprimé ce que j’avais à en dire. Même si j’aurai certainement d’autres histoires qui lui sont liées à raconter, pour bien le faire, c’est pareil, j’ai besoin de m’en laver pour retrouver une fraîcheur qui me permette d’y revenir.
Est-ce cette envie d’aller voir ailleurs qui a donné ce personnage qui est une manière de vous réinventer ou du moins de jouer avec l’image d’une femme fatale, y compris physiquement ?
C’est probable. Surtout que bon, je ne suis pas une blonde aux yeux bleus. Je ressemble plus à mère de Blanche-neige qu’à Cendrillon. C’est comme ça. Ensuite j’aime beaucoup les stéréotypes, surtout ceux des séries Z, un peu bêtes. J’adore en regarder comme j’aime voir des grands films, mais le côté un peu foutraque, limite des séries Z me plait parce qu’il évoque une liberté que je pouvais retrouver avec La bande des Jotas. Il n’y avait pas de risque, de danger : je n’ai jamais prétendu être une grande cinéaste alors je peux faire ce que j’ai envie de faire.
Malgré tout, il y a dans La bande des Jotas, une idée de classicisme: aller tourner dans le désert espagnol, c’est forcément faire référence aux westerns spaghettis…
…Evidemment…
….ceux de Sergio Leone en tête, qui sont nourris par une ampleur formelle.
Quand on arrive là où Leone a tourné certains de ses films, comme on n’a pas de chevaux, et que je ressemble pas à Clint Eastwood, qu’est ce qu’on fait ? Ben, on marche dans le désert (rires).
On ne pouvait pas se permettre de tourner en Scope, puisqu’on a fait ce film avec zéro moyens. Je n’allais pas louer une grue pour faire des plans avec un appareil 5D. Le budget c’était : payer l’hotel, la nourriture, la voiture et puis voilà. J’ai pris l’argent que j’avais à la banque et je me suis dit : est-ce que j’achète des fringues ou est-ce que je fais un film ?
Mais même si les dialogues ou le scénario sont partis dans tous les sens, j’ai quand même eu une obsession : les cadrages. La caméra ne se balade pas partout, j’ai tenu à une certaine géométrie formelle. Oui, j’ai essayé de rester le plus classique possible, mais avec nos moyens. Sinon, La bande des Jotas aurait été irregardable.
Il y a quand même dans La bande des Jotas, cette idée motrice de raconter, d’inventer des histoires. Plus encore que dans Poulet aux prunes…
Une histoire est toujours artificielle. Même quand on fait un documentaire, on est obligé de tricher un minimume pour que la structure tienne. Il y a quelque chose de fictionnel dans tout ce qu’on fait. J’adore mentir, mais dans la vraie vie, je ne peux pas le faire parce que ça me demande trop d’énergie.
Si je ne faisais rien, je vous assure que je passerai mon temps à mentir
Pour qu’un mensonge soit bon, il faut l’entretenir, puis s’en souvenir. Mais je n’ai pas le temps pour ça. Si je ne faisais rien, je vous assure que je passerai mon temps à mentir. Dans un film, j’ai le droit et la possibilité de le faire.
On en revient, désolé, à vos racines. Cette idée de l’affabulation, des histoires, a quelque chose qui se rapproche des contes orientaux…
Evidemment. On enjolive tout quand on ne rend pas les choses beaucoup plus horribles. Il y a des choses qu’on ne peut raconter que dans mon pays. Je me souviens de ma grand-mère qui parlait avec son frère qui vivait aux USA. Elle lui annonce, comme ça, que son meilleur ami est mort. L’autre, au bout du fil est au bord de la crise cardiaque quand elle rajoute : bon, il n’est pas tout à fait mort. Mais presque. (rires). Au dela de ça, j’adore raconter des histoires, et des bobards, aussi.
Ca rejoint une idée enfantine du jeu, qui est dans La bande des Jotas. De sa conception au résultat, il y a un côte « On dirait que… », notamment avec cette fille sans nom, « on dirait que je prends le pouvoir et que je mène les mecs à la baguette ».
Mais, dans la vraie vie, je suis très « on dirait que je suis un mec » ! Je ne suis pas du tout féminine dans mon comportement. J’aime beaucoup les activités masculines . Cette fille correspond à ce que je suis vraiment. Enfant, on m’a amené dans un magasin de jouets; entre un flingue et une poupée, j’ai choisi le flingue. Je n’ai jamais joué à la poupée de ma vie.
Je crois que je suis une mauvaise femme
L’idée de prendre les armes dans ce film, d’ordonner à des hommes d’aller tuer des méchants me réjouissait. En revanche, non je ne me suis pas posé la question en termes de personnage qui prend le pouvoir. Même si l’idée d’étiquette que colle la société: les femmes sont forcément faibles, les hommes sont forcément braves et courageux, me gonfle. En fait, je crois que je suis une mauvaise femme (rires) !
Puisque La bande des Jotas est né en réaction à l’aspect grosse production de Poulet aux prunes, qu’est ce que ce film, va pouvoir amener sur le suivant, The voices, une production américaine, avec une star, que vous tournez bientôt ?
J’ai un film d’animation, puis un film intégralement tourné en studios. Avant La bande des Jotas, je n’avais jamais tourné dans des décors naturels. Et c’était un vrai besoin, après la promotion de Poulet aux prunes, qui est un moment où on travaille beaucoup mais où on ne créé rien, on devient une cassette audio qui tourne en boucle. Et à la fin, elle a tellement tourné, qu’on ne sait même plus si on croit encore à ce qu’on dit.
J’avais déjà vécu ce sentiment de vide après la promo de Persepolis, alors que je n’étais pas armée pour ça. Là, je me suis dit : pas question de me retouver de nouveau en robe de chambre et en pantoufles pendant deux mois, je me lance dans le désert espagnol et je fais quelque chose. Mais, se retrouver là-bas, à faire mes petites expérimentations, était sans doute une préparation mentale inconsciente à me lancer dans The voices.
Quand en avril dernier je rencontre à Los Angeles les américains qui me proposent ce film, je n’étais plus en état de fatigue qui m’aurait amené à leur dire « oui, peut-être on verra », parce que j’avais retrouvé une liberté avec La bande des Jotas. Ces producteurs avaient contacté trois autres réalisateurs pour The voices. Ils ont tous déjà réalisé des gros thrillers, mais c’est pourtant moi qu’ils ont choisi, sans doute à cause de cette énergie retrouvée.
Du coup, j’aimerai bien rester dans ce cycle, alterner « gros » et « petit » films. J’ai d’ailleurs déjà une idée pour le prochain « petit », ça se passera en Turquie et s’intitulera Gulluoglu, du nom du plus grand magasin de baklavas d’Istanbul… J’aimerai le tourner juste après The voices. C’est tellement important pour moi de ne pas perdre de vue pourquoi je fais des films. Si je perds ça, je vais devenir une sorte de fonctionnaire.
Réaliser un film comme The voices, c’est aussi se confronter à la culture hollywoodienne du cinéma, à son mode spécifique de production. Est-ce que ce défi-là est entré en compte dans votre décision de le faire ?
C’est un film américain, mais independant. Il n’y a pas de studio derrière ce projet. Il n’a pas un budget de blockbuster, tout en restant confortable. Par contre, il s’avère que des « gros » acteurs américains s’y interessent parce qu’il y a un rôle principal fort. C’est la vision du monde par les yeux d’un schizophrène. Ce qui me permet de construire tout un monde qui n’existe pas.
Cette idée me plait : jusque là, j’ai toujours écrit mes scénarios autour de mon propre univers. Le mélanger à un point de depart venu de quelqu’un d’autre m’emballe. Jusque là on m’a proposé plein de scénarios, qui ne me plaisaient pas du tout. Parce qu’ils m’étaient envoyés en fonction de l’image qu’on se faisait de mon travail. Alors, pendant un temps, j’ai reçu tout ce qui concernait l’enfance, puis tout ce qui concernait le monde musulman ou alors ils se disaient, c’est une meuf, donc on va lui filer des scénarios de films avec des gonzesses qui piquent des sacs à main et des chaussures… C’était pas possible, quoi.
Il me reste 30 ans à vivre, je peux faire encore huit films
Et soudain, on me propose The voices. J’y ai vu le défi intellectuel et artistique d’entrer dans le monde de quelqu’un d’autre. Au début, j’ai d’ailleurs eu du mal, et puis je me suis approprié cette histoire comme si je l’avais imaginée. Et quand je regarde derrière moi, j’aime ce parcours : je viens d’Iran en France, je fais des bandes dessinées, puis un dessin animé, puis d’autres films différents.
Mais vous savez, comme je fais n’importe quoi, je fume beaucoup, je ne dors pas assez, je sais qu’il ne me reste pas beaucoup de temps à vivre, allez encore trente ans. Disons que pendant ces trente ans, je peux faire encore huit films. Si je peux explorer le maximum de choses possibles à travers eux, ça me va. Et ce n’est pas pour qu’on dise « ah, vous allez voir Marjane Satrapi là où on ne l’attend pas », juste parce que je n’ai plus envie de faire quelque chose qui m’ennuie.
Sur mon lit de mort -parce que, je pense tout le temps à ma mort- avec toutes les fleurs autour et tout ça, si je peux me dire que j’ai pu faire tout ce que j’avais envie de faire, alors, je pourrais mourir heureuse !
La bande des Jotas. En salles le 6 février.