Errance Wikipédienne sur une spéculation médiatique
D’abord il y a un café impromptu avec un ancien cadre de Nova. Qui commence par Frédéric et qui finit par Joignot. Un cadre sup, on peut dire. Résumé. Le genre de type qui d’une blague de comptoir déchiffre « uneprophétie autoréalisatrice ». Comme ça. Une tournure qu’on croise – si on s’y met – chez les journaleux et les essayistes, qu’on préfère vite oublier ou qu’on a pas envie d’affronter. Et là elle ressurgit dans une parlote de bistro. La prophétie autoréalisatrice. La prophétie. Autoréalistrice.
L’après-midi qui suit le café est une longue et intellectuelle traversée du désert sur Wikipédia. Vous savez ce surf qui rend fou, cette errance jusqu’à-l’aubiste qui suit un chemin de pensée irraisonné, un courant de conscience comme on dit chez James Joyce. De clic en clic, cognitifs au début et de plus en plus instinctifs, les pages et leurs définitions défilent. Associations d’idées de plus en plus absurdes, mur de la connaissance de plus en plus infranchissable. Égal ignorance. En vertu de la méthode coué qui nous est conférée, on s’auto-convainc « je ne sais rien, je ne sais rien, je ne sais rien ».
Au départ de « prophétie autoréalisatrice », les pages Wikipédiatraversées sont autant de péages effrayants de la pensée : « effet pygmalion », « darwinisme social », « paradoxe temporel », « physique quantique », « principe de cohérence de Novikov (évidemment) », « boucle de causalité », « espace de Minkowski », « conjecture de protection chronologique », « principe d’incertitude de Heisenberg ». Pour le profane : de la poésie pure.
Ce genre de formule ténébreuse comme une équation mathématique, exerçant chez nous une fascination irrésistible.
{°∫t Fdt = 2mS ƒƒ≠v1>02123 (V) 1/3∆|∞mv)345xx1 fi = F}
Cherchez pas, ça veut rien dire, mais c’est beau, non ?
Et pourtant après ce surf inexplicable, ce magnétisme pour des explications vertigineuses qui nous dépassent – curiosité inassouvie -, on se réveille.
Là, au beau milieu de l’énième Wikipage opaque – « Théorème de W. I. Thomas » elle s’appelait – , un mot perdu, familier, azuré par le link : « Prophétie autoréalistrice ». Clic. La boucle est bouclée.
Ce retour à la case départ est l’occasion de ranimer l’esprit après la semi-conscience des pages sciences. Et c’est enfin là qu’on se replonge dans la première recherche, et qu’on cherche enfin à comprendre. Et on comprend que comme beaucoup de formules impigeables au premier coup d’œil, une « prophétie autoréalisatrice » c’est pas compliqué, c’est même très simple.
« Une prophétie autoréalisatrice est une prophétie qui modifie des comportements de telle sorte qu’ils font advenir ce que la prophétie annonce ». En gros, en formulant une prophétie, elle a plus de chance de se réaliser.
L’exemple vulgarisé par Frédéric Joignot : en disant « les Musulmans sont intégristes », le Front National ne va faire que radicaliser les Musulmans de France et donc soutenir son discours, sa prophétie. Logique.
La prophétie autoréalisatrice c’est donc avant tout une spéculation qui entend provoquer une onde de choc, pour essayer de faire pencher la balance. Mais ça passe ou ça casse, comme n’importe quelle spéculation, politique ou financière. Balladur annoncé vainqueur en 95, c’est le versant autodestructeur de cette prophétie.
Le problème, quand on y réfléchit un peu, c’est que cette spéculation typique de nos sociétés modernes domine de nos jours bien trop de décisions dans tous les domaines, de jugements d’importance, dans le monde. On jette de l’huile sur un feu de rien du tout, des braises à peine, et on créé un brasier. À taper prophétie autoréalisatrice dansGoogle Images, on croise des photos de Standards & Poors, François Hollande, Printemps Arabe, Marine Le Pen, DSK, les Anonymous…De tout, partout.
Wiki merci, mais il temps maintenant d’aller voir ailleurs. Autre dico : le concept de prophétie autoréalisatrice (self-fulfilling prophecy) est né en 1948 dans la bouche du sociologue Robert K. Merton. Il dit : « La prophétie autoréalisatrice est une définition d’abord fausse d’une situation, mais cette définition erronée suscite un nouveau comportement, qui la rend vraie. »
De nos jours, qui sait créer le « buzz », la spéculation, peut devenir le roi du pétrole ex-nihilo (à partir de rien). On se prend pour une star, les gens se comportent comme si on en était une, du coup on devient une star. En maîtrisant la suggestion chez les autres et l’autosuggestion (la méthode coué, rebonjour) on peut convaincre le monde entier et soi-même qu’on est le meilleur (Cauet bonjour).
Le problème c’est que ces prophéties de rien s’attaquent souvent aux autres, pour le meilleur, certes, mais surtout pour le pire. Le meilleur, par exemple : oscariser Jean Dujardin. Sans des distributeurs américains prophètes répétant qu’il allait l’avoir, les votants n’auraient jamais voté pour un frenchie. On annonce qu’il va l’avoir, donc les gens votent pour lui, ou comment faire courber les foules par des faux acquis.
Les sondages et leur récupération, leur amplification par le cirque médiatique, restent la traduction sociétale la plus évidente de la prophétie autoréalisatrice. L’éditorialiste de Libération Daniel Schneidermann ne s’y est pas trompé en parlant de la candidature de Ségolène Royale dès 2006.
Il rapporte alors dans ses colonnes les propos d’un militant : «Moi, je n’étais spécialement ni pour ni contre Ségolène, d’ailleurs je ne connais rien de son programme, mais si la télé nous dit qu’elle a des chances de battre la droite…»
La prophétie autoréalisatrice des médias fait bon ménage avec la psychologie des foules ; où l’on considère que l’individu, dès lors qu’il est intégré dans une masse, perd toute autonomie et suit aveuglément les mouvements de foule.
Il en va de même de la candidature de DSK, jamais formulée par l’intéressé mais acquise chez tous les autres. Il aura fallu un acte manqué, suite 2806, pour faire mentir les bookmakers.
Les prophéties autoréalisatrices les plus fracassantes demeurent les plus pessimistes. « J’ai appris que pour être prophète, il suffisait d’être pessimiste » disait la résistante Elsa Triolet. Et Boris Vian d’abonder : « les prophètes ont toujours tort d’avoir raison ». Crise économique, fin du monde, l’Oracle inquiet fait plus de bruit que l’optimiste.
Merci à Wikipédia et Frédéric Joignot, deux puits sans fin.