Sur la Place du Marché des Chartrons, où se trouvent perchés les studios de Nova Bordeaux, l’un de nos voisins est libraire. Son nom : Jean-Paul Brussac, fondateur et gérant de la Librairie Olympique. Voilà un nom qui n’est peut-être pas inconnu à nos plus fidèles auditeur.rice.s, qui ont pu l’entendre dispenser quelques conseils littéraires au détour de nos ondes, il y a de ça une grosse poignée d’années.
Mais surtout, depuis 1982, la Librairie Olympique – dont le nom permet de se souvenir que, jusqu’en 1948, les Jeux Olympiques comportaient des épreuves artistiques à côté des compétitions sportives – offre une belle place aux livres donnant à voir et à penser d’autres visages, d’autres rivages, d’autres ramages.
Cela passe par les monographies et les essais, les romans petits ou grands, les opuscules de théâtre et par la poésie, cette chose vivante, ouverte, qui « doit être faite par tous et non par un » comme l’écrivait Lautréamont ; une chose puissamment démocratique, ce qui n’est pas négligeable à l’heure où la vie de tout un chacun semble être régie par le fait du prince après consultation d’un comité classé secret-défense.
Et cela, la Librairie Olympique, le sait ; elle y contribue même, en organisant chaque année depuis 1998 le Marché de la Poésie de Bordeaux – une semaine de salon, de lectures, rencontres et autres spectacles tournés vers le plaisir des lettres. La librairie se double également d’une petite maison d’édition, publiant des poésies de femmes amérindiennes ou le récit réflexif d’un coloriste daltonien.
Histoire d’entretenir la flamme qui anime nos envies de lectures, la Librairie Olympique nous a fait l’amitié de nous quelques petites recommandations. Comme au bon vieux temps, ou presque.
- Joseph Kabris ou les Possibilités d’Une Vie. 1780-1822, de Christophe Granger (Anamosa, 2020)
Incroyable destin que celui de Joseph Kabris. Né à Bordeaux, le pinpin embarque sur un baleinier à l’âge de 15 ans, s’échappe pendant la traversée, file aux îles Marquises. Il y devient un guerrier redouté, cannibale, tatoué de la tête aux pieds, oubliant tout de sa première vie. Un navire russe l’arrache à Nuha-Kavi ; il traverse la Sibérie, entre au service du tsar comme moniteur de natation à l’école navale de Kronstadt. En 1817, il revient en France, parcourant cours et foires, narrant ses vies en Russie et dans le Pacifique en leur donnant des contours épiques, jusqu’à sa mort, à 42 ans.
Non content de retracer par le menu cette trajectoire éminemment bourlingueuse, le livre de Christophe Granger s’intéresse aussi aux processus qui ont permis à ce véritable Protée de se fondre à des milieux aussi dissemblables, sous toutes les latitudes du globe, de faire dialoguer et de recycler ses identités successives. Entre biographie peu ordinaire et sociologie pointilleuse, Joseph Kabris ou les Possibilités d’Une Vie a obtenu le Prix Femina Essai.
- Arpenter le Paysage, de Martin de la Soudière (Anamosa, 2019)
Toujours chez Anamosa, le copieux essai de Martin de la Soudière, ethnologue au CNRS, prend de la hauteur pour toucher du bout des mots aux sommets et plateaux montagneux, partant de son vécu pyrénéen d’« arpenteur » afin de mieux parler de notre rapport, hérité ou transformé, au(x) paysage(s).
S’appuyant sur des poètes, des alpinistes, des géographes, De La Soudière examine de son regard attentif ces connivences entre monde visible et l’intime invisible, les empreintes personnelles et renouvelées que laissent les paysages sur les êtres, et inversement. Histoire de ne jamais omettre ce point essentiel, rappelé par l’auteur à nos confrères de Libé : « C’est en l’arpentant sans relâche que nous nous fabriquons notre territoire. »
- La Part du Sarrasin, de Magyd Cherfi (Actes Sud, 2020)
Après avoir narré sa Part de Gaulois en 2016 (un livre qui fut nommé pour le Goncourt), Magyd « Le Madge » Cherfi continue de fouiller de son parcours dense, engagé, gouailleur, du béton périphérique aux scènes des Zenith en passant par les réunions syndicales.
Ne nous attardons pas sur ce tube tombe-fringues, mal compris, qui a longtemps englouti tout le reste. Parlons plutôt, dans un désordre qui fait parfois désir, de tout ce qui peuple cette auto-fiction : les punks sur leurs mobylettes débridées, les cailles en survet Tacchini, la « Marche des Beurs » de 83, le racisme ordinaire et les délits de sale gueule, le rude apprentissage de la vie d’adulte, les malentendus, les premiers amours et les premiers concerts ; cette Part du Sarrasin dont on vous parlait sur Nova dans « Néo Géo », et que le Toulousain écrit à la façon volubile, populaire et sensible d’un Cavanna.
- Le Tigre, de John Vaillant (Libretto, 2012)
Le Tigre, ce fut un « curieux magazine curieux » tout à fait culte (hélas disparu début 2015), c’est aussi le nom de cette « histoire de survie dans la taïga ». Une histoire vraie, tant qu’à faire. Fin 1997, dans les forêts de l’Extrême-Orient russe, un tigre chasse et massacre les habitants d’un village isolé. Une équipe de traqueurs, l’Inspection Tigre, est appelée pour lui faire un sort.
Reporter (pour le New Yorker ou National Geographic) autant qu’écrivain, John Vaillant colle aux basques de l’expédition et en livre la chronique dans ce Tigre, « équivalent forestier de Moby Dick » et Prix Nicolas-Bouvier 2012 ; il en profite pour documenter la dévastation économique, culturelle et environnementale à l’oeuvre dans la Russie post-soviétique. Un cadre dans lequel l’opposition entre le félin et les humains prend une tournure symbolique, comme si le tigre semblait décidé à se venger d’une humanité dont les activités conduisent son espèce à une disparition aussi prochaine que certaine.
- La Voiture du Paysage. Vies de Gustave Courbet, de Lin Delpierre et François Laut (L’Atelier Contemporain, 2020)
« Moi je connais mon pays et je le peins. Allez-y voir : vous reconnaîtrez mes tableaux. » Le photographe Lin Delpierre et l’écrivain suisse François Laut ont pris les dires de Gustave Courbet pour argent comptant et ils sont allés voir, en effet, dans le Jura natal du peintre, si ses toiles y étaient davantage que de fond. La réponse ? Affirmative, bien sûr.
Remontant à leur manière, plus d’un siècle et demi plus tard, dans la « voiture du paysage » – comprenez : la carriole asinomobile – du démolisseur de la colonne Vendôme, les deux auteurs font se répondre et ricocher textes et photos, explorant l’« atelier ouvert » de Courbet pour mieux en révéler les nuances, l’éclat et les zones d’ombre. Un livre, grand par son format et beau par son style, qui flatte l’oeil tout autant que l’intelligence. Parfait pour réunir les passionné.e.s de peinture, de photo, de nature, d’histoire(s) et de littérature autour de la même tablée.
- Les Enténébrés, de Sarah Chiche (Seuil/Points, 2019)
Ça commence par un topo sur les années 2010-2015 ; un fil qui court d’une canicule à la photo d’un cadavre d’enfant syrien sur une plage en passant par les révolutions arabes. Il y a les oppressions, les espoirs déçus, les drames qui sans cesse chassent les précédents ; les « corps des Syriens » qui recouvrent « les corps des Rwandais qui recouvrent les corps des Bosniaques qui recouvrent les corps des victimes du nazisme qui recouvrent les corps des Soviétiques », jusqu’aux « corps des Mongols qui recouvrent encore des corps empilés sur des corps empilés sur des corps empilés, pyramide de cadavres qui monte jusqu’à un ciel sans oiseaux. Il n’y a plus rien. Rien n’existe plus. » Bonne ambiance …
Face à ces perspectives ruinées, comment préserver la connaissance sensible du mal, comment mobiliser le bien qu’il faut lui opposer, comme révolte, comme conjuration ? Psychanalyste et autrice, Sarah Chiche mène son propos en enquêtant sur son propre cas et celui de sa famille – tout sauf épargnée par les maladies mentales. Où l’on découvre, par déduction, que les « enténébrés » du titre, c’est chacun.e d’entre nous, proie des soubresauts de l’histoire et d’une certaine lucidité dépressive au milieu des lueurs vacillantes, quêtant un hypothétique « monde d’après » délivré des pulsions de mort.
Ce sont ces Enténébrés disséqués par la plume précise de Sarah Chiche que la Librairie Olympique vous offre, au format poche, pour l’emmener partout avec vous. Mais avant de prétendre à ce cadeau, un détour s’impose par la page Facebook Nova Aime.
Librairie Olympique, 23 rue Rode, à Bordeaux. 05 56 01 03 90. Mail : libolympique@aliceadsl.fr