Mémoires inachevées pour une soirée qui ne finira pas.
Gil Scott Heron s’est éteint le 23 mai 2011, laissant derrière lui une poésie engagée, de nombreux disciples, une musique habitée, et des mémoires inachevées. Ces dernières parues au US en 2012 sous le titre The Last Holiday, sont désormais traduites en français et sont sorties aux éditions de l’Olivier.
Dans La Dernière Fête, Gil Scott parcourt les routes si primordiales du Tennessee 60’s. D’une enfance étrangement protégée dans cet état du sud-est des Etats-unis, il gardera le goût du combat contre l’injustice, de l’éducation, et des mots qui se font entendre en trainant de la syllabe.
Il est donc normal que là s’ouvre la chronique, dans un bus, un de ces Greyhound qui sillonne le pays chargé de gens et de destins à la recherche d’ailleurs plus prometteurs. En 2012, j’étais moi-même à leur bord, l’esprit plein d’images et de fantasmes qui demandaient à être confirmés. Je pensais donner de la matière à ces murs invisibles sur lesquels résonnaient mes références de toujours et faisaient entendre le blues dans toute sa vérité.
The Last Holyday de Gil Scott, livre alors à peine paru dans les librairies américaines, me paraissait alors une lecture appropriée : plonger dans les mots qui sont racines. Malheureusement, les mots ne sont pas google map, et en me rendant à Jackson, la ville natale si bien décrite par le poète, je ne m’attendais pas à me planter d’Etat.
Au vu des distances, c’est se tromper de pays en Europe, ça la fout mal. Bloquée à Jackson Mississipi, capitale rurale désertée pleine d’attrait lorsqu’on aime un bon couvre feu, j’ai lu l’histoire se déroulant à quelques 500 km le là, perpétuant le fantasme que j’étais pourtant venue animer.
En y réfléchissant, c’est pas plus mal. Certains auteurs, Gil Scott en fait parti, rêvent à rebours leur propre environnement, et il l’éclaire d’une telle façon qu’il m’aurait été impossible de réconcilier ses souvenirs et la réalité du sud actuel. La Dernière Fête est une projection de réel qui en dit plus long sur l’âme de son auteur qu’un récit objectif. De cette petite ville banale, écartelée entre ségrégation primaire venue du passé et urbanisme sauvage regardant vers l’avenir, Gil Scott a réussi à modeler une sorte de d’Eden familial, de refuge à partir duquel il construira la confiance nécessaire à l’écriture. Cette même confiance que lui demandera l’abandon à 19 ans d’études inespérées pour se consacrer à l’écriture de son sublime roman choral Le Vautour. Il en raconte la genèse dans ses mémoires, un récit parmi tant d’autres qui pourtant contient en soi les germes d’un parfait roman initiatique.
On fait un petit saut de pages, un saut dans le temps, on écoute par exemple de la musique – avec cette playlist en hommage à Gil Scott Heron.
Chapitre 20, Gil Scott lui en a 21 et nous sommes en 1970. Son 1er roman Le Vautour a donc déjà été publié, ses premiers combats ont été menés notamment contre l’université Lincoln qu’il parvint à faire fermer dans la grande tradition des activismes de l’époque. Alors qu’il rédige son second roman, The Negre Factory, et qu’il étudie pour devenir professeur de littérature, il décide, accompagné de son acolyte Brian Jackson, de s’essayer sérieusement à la musique.
C’est l’enregistrement et la sortie du 33 tours Small Talk at 125th & Lenox sur le label Flying Dutchman dirigé par Bob Thiele, producteur de John Coltrane et grand collecteur des sons qui ont modelés l’Amérique seventies (on lui doit la conservation des discours d’Angela Davis ou de Carl Stokes, 1er maire noir à Cleveland d’une grande ville américaine, des lectures d’articles de Pete Hamill, etc)
Sur small talk on retrouve le très fameux The Revolution will not be Televised dans sa version première.
Le titre sera repensé et réenregistré en 71 avec Hubert Laws, Bernard Purdie et le bassiste encore inconnu Ron Carter. Dans ses mémoires, Gil Scott insiste sur la qualité collective du travail, sur la discussion musicale que constitue son binôme avec Brian Jackson, c’est un dialogue, un débat qui se donne à entendre, et c’est d’ailleurs ainsi que le titre sera perçu, ultime symbole politique à la portée qui dépasse ses créateurs. Ces derniers en viennent à regretter qu’il éclipse toutes les autres idées, les subtilités de message et la poésie des autres titres du nouvel album produit par Bob Thiele en personne : Pieces of a Man.
Ceci n’est qu’une des nombreuses anecdotes que déroulent ces Mémoires comme autant de tapis rouges pour accéder à l’univers de leur auteur. Et pourtant, les récits en disent souvent plus long sur l’autre, sur les autres, que sur Gil Scott lui-même : de l’idole absolue Stevie Wonder, au maître Martin Luther King, en passant par les ennemis ou « suspects » qu’il soient blancs ségrégationnistes ou Black Panters activistes. Mais l’autre c’est aussi et surtout ce lui-même sombre et autodestructeur qu’on connait et dont il refuse de consacrer les dérives. Il se laisse deviner, apparait en négatif, projette l’ombre de son absence sur un optimisme vécu comme lutte.
La dernière fête est dans un éclat, ce qui reste de plus brillant de la vie riche et tragique de Gil Scott, une constellation de points irradiants qui, reliés entre eux, offrent une image parfois fantasmée mais toujours sincère de la face lumineuse d’un artiste qui n’a cessé de combattre son obscurité.
La Dernière Fête, Gil Scott Heron, Editions de l’Olivier, 2014, 304 pages, 23€
C’est l’occasion de revoir Anthony Joseph lire pour nous le poème de Gil Scott Heron, « And Then He Wrote Meditations ».