Interview fleuve avec la légende du Hip-Hop engagé.
L’immense Chuck D, pionnier du rap conscient, est à Paris ce Week End pour le concert dantesque qui s’annonce au Villette Street Festival, L’occasion était bien trop belle pour ne pas bavarder un peu avec cet homme, dont l’héritage politique et musical dépasse depuis bien longtemps la seule sphère du Hip-Hop.
Nova : Pour commencer, en tant qu’icône et légende du hip-hop vous avez été influencé par un grand nombre de styles musicaux autres que le Hip Hop purement et simplement comme c’est le cas de la nouvelle génération d’artistes. Vous citez comme référence des artistes comme les Beatles ou Curtis Mayfield. Vous avez également été marqué par des évènements historiques comme l’assassinat de Martin LK lorsque vous aviez 8 ans. Quel en a été l’impact sur votre processus de création ?
Chuck D : « Bonjour » (en français NDLR) ! J’ai été influencé par une approche différente de la musique car je suis né dans une époque lointaine, les 60 ‘s, et je crois que c’est là la meilleure période de tous les temps en ce qui concerne la création musicale, une décennie, entre 1964 et 1974, où tout s’est joué ou presque. C’est dans cette période que les artistes, la société, la politique, l’amour, la guerre, la paix se retrouvaient dans la musique qui était une valeur universelle. Peu importe le genre de musique, tous se retrouvaient ensemble, pour jouer ensemble, et étaient influencés mutuellement par les mêmes choses. En grandissant, je prenais la mesure de tout cela et c’était génial. Les autres membres du groupe sont nés durant la même période, donc ce fut un avantage pour nous d’être nés dans les 60’s, pas les 70 ‘s ou les 80 ‘s.
Extrait de It Takes a Nation of Millions to Hold Us Back, deuxième album studio de Public Enemy, sorti le 14 avril 1988.
Nova: Beaucoup de pionniers ont déclaré que le hip-hop avait vendu son âme aux grandes maisons de disques, raison pour laquelle vous avez décidé de quitter l’industrie en 99. Et de bien des façons, le Hip Hop est passé de la périphérie au centre de l’attention médiatique conjointement à son succès commercial, ce qui a amené l’avènement des MC solos et des carrières en tant que telles ainsi que la fin des groupes… Pensez vous que la qualité du hip hop ait baissé entre aujourd’hui et l’âge d’or des 80’s 90’s ?
Chuck D : Au contraire je pense qu’il est supérieur en terme de talent pur, mais peut être techniquement plus faible dans le sens où il est moins doué pour connecter différents univers artistiques, à travailler ensemble. Moins dans la continuité et dans cette idée que tous les styles de musique peuvent aider. Le hip hop provient des disques et de l’érudition musicale, et les DJ ont joué un rôle important à ce sujet. Par exemple, sur rapstation.com (site dont Chuck D est partie prenante. NDLR) on vient de rajouter planetearth, planetrap – deux chaines que tout le monde pourra écouter mais aussi C radio, consacrée au hip hop féminin : deux aspects du genre musical qui sont complètement ignorés, et qui pourtant ont prouvé qu’ils pouvaient faire bouger les choses. Les femmes et le Hip Hop ainsi que hip hop international, en dehors des US sont en train d’exploser et en leur sein des choses révolutionnaires se passent ! Et on ne peut pas compter que sur les Majors qui ne signent que des artistes US qui répètent la même chose en boucle. Notre ambition est de faire écouter le Monde autour de soi sa diversité car il est essentiel au Hip Hop, c’est ce que l’on veut répandre.
Nova : Vous avez longtemps parlé du hip hop comme d’un mode d’expression pour les Africains-Americains, un vecteur de transmission qui aujourd’hui est beaucoup employé dans une autre perspective, l’egotrip etc. …
Chuck D : (il coupe) J’ai trouvé à la solution au problème ! Il faut fournir du contenu, en permanence. Il faut fournir du contenu en tant qu’artiste et mettre en avant ceux qui le mérite pour pousser les autres à se surpasser.
« Fight the power » extrait de Fear of a Black Planet, le troisième album studio de Public Enemy, sorti le 10 avril 1990. Clip realisé par Spike lee et BO de son film « Do The Right Thing«
Nova : Mais pensez vous que le hip hop ait besoin d’un retour à ce que vous considérez comme plus authentique ?
Chuck D: Mais c’est déjà le cas ! Dans d’autres endroits que ceux qui ne reflètent qu’une certain scène. S’il y avait des Jeux Olympique pour le hip hop, je ne pense pas que les US gagneraient automatiquement. Et qui pourrait juger ? Il ne suffit pas de savoir rimer, d’être technique – ce vers quoi beaucoup de rappeurs tendent aujourd’hui, ou d’avoir 13 ans et de penser qu’on est le meilleur parce qu’on fait de l’audience sur mtv.
Vous savez le hip hop c’est ma religion
Nova : Ca me fait penser à ce que vous disiez sur le rap, vous disiez que c’est le « CNN noir ». Quelle est votre opinion des médias, maintenant que vous êtes en train de créer une nouvelle offre…
Chuck D: Ah oui mais vous savez le hip hop c’est ma religion. C’est une religion, une extension spirituelle. Et le rap est mon armée parce qu’il me protège. Et je ne suis pas un citoyen américain mais un citoyen du monde. Voila, c’est une meilleure façon de dire ce que je disais en 1988 en définissant le rap comme le « Black CNN »
« Shut’em down » extrait de Apocalypse 91… The Enemy Strikes Black est le quatrième album studio de Public Enemy, sorti le 3 octobre 1991.
Nova : Vous vous rapprochez donc aujourd’hui d’une des grandes définitions du Hip Hop que l’on doit à Afrikaa Bambataa et la Zulu Nation: le rap est planétaire et doit rassembler les gens. Alors qu’il était plus vindicatif et politique à l’origine chez vous.
Chuck D : Oui et pourtant j’ai ressenti cet état d’esprit aussi dès le début quand Afrika Bambaataa l’a dit : paix, amour, unité et du fun… C’est ce que chaque être humain devrait partager et apprécier. Mais il faut aussi se battre pour l’amour, il faut se battre pour ce qui est juste. Ca ne va pas se faire tout seul ! Il faut se battre. Se battre contre ceux qui ne veulent pas qu’on se connecte entre être humain, c’est en cela que j’étais plus revendicatif.
Nova : Sur une note plus créative, comment incorporez vous le message que vous voulez donc faire passer en osmose avec les beats et les rimes ? Par où commencez vous ?
Chuck D : L’inspiration vient de partout, mais j’aime bien dire aux artistes de commencer par observer le titre pour savoir comment attaquer une chanson. Cela vaut surtout pour les jeunes artistes. Au lieu de rêver un sujet, car il y a tellement de choses qui peuvent nous inspirer. Ecrire un bon titre avant de continuer à écrire a toujours fonctionné pour moi.
Mais l’influence peut venir de partout, il faut écouter de la musique en dehors de ce que tu penses créer. Par exemple, les DJ ont commencé dans le hip hop et le rap grâce a leur collection de disques. Afrika Bambaataa était le maître des disques ! Il faut être à l’écoute des styles passés pour pouvoir faire de la musique pour le futur. Mon disque préféré des Beatles est ainsi « Let It Be », et j’ai toujours essayé de chercher l’essence d’une chanson pour la transformer en rap. Ce n’est pas facile, mais c’est le challenge.
« Harder Than You Think » extrait de There’s a Poison Goin’ On… est le septième album studio de Public Enemy, sorti le 20 juillet 1999.
Nova : Ce que vous voulez dire c’est que la musique vient toujours en premier?
Chuck D : C’est plus profond encore, tu réalises à combien de choses tu peux te lier pour créer une chanson. Certes aujourd’hui la musique est gratuite mais ça n’est pas juste une musique, une boucle, une instrumentale sur lesquelles les mots viennent se poser. C’est primitif ça ; en vérité, créer c’est beaucoup plus que ça. L’inspiration que tu trouves dans les choses qui se passent, qui t’entourent, tu peux être saisi par une personne que tu admires, par l’amour ou la haine et tu réalises a posteriori quelles parties de toi tu y associes pour créer une inspiration de fait.
Nova, du coup comment est ce que tu distingues ce qui fait un bon track, cela va donc au delà du beat des rimes, et du flow, et de la plume ? L’artiste comme essence d’un morceau qui te touche?
Chuck D : Pour moi, après 54 ans passés à écouter de la musique, je pense que certaines choses ne peuvent pas s’expliquer avec des mots, notamment ce qui fait une bonne chanson…En ce qui concerne le hip hop, un énorme accent est mis sur le flow et le beat. Mais je pense que le flow et le beat ne font pas des bonnes chansons. Parfois, la voix, la personnalité, les inflexions, l’engagement, tu vois, tout ce que tu peux sortir, ca fait sens. C’est comme si les mots et la musique étaient mariés. Ca n’a pas forcément besoin d’être le meilleur beat au monde, s’il y avait un beat parfait dans le monde tu n’aurais pas besoin de voix n’est-ce pas? Si c’est le meilleur flow tu n’aurais pas besoin de beat, hein? Obligatoirement le meilleur beat et le meilleur flow vont ensemble, mais cela ne garantit pas que ca va marcher. Parfois, tu dois compléter, entre les mots et la musique. Ils doivent être complémentaires pour que cela fasse une bonne chanson.
« World Tour Sessions » extrait de How You Sell Soul to a Soulless People Who Sold Their Soul? est le onzième album studio de Public Enemy, sorti le 7 août 2007.
Nova : Oui l’émotion ne pourra jamais être une science exacte…
Chuck D : Exactement! Parce que finalement face à ce morceau, qu’est-ce que tu en retires? “Oh c’est la meilleure chanson sur laquelle j’ai dansé”. “La meilleure que j’ai jamais écoutée”, “celle avec laquelle j’ai grandi”. “C’est ma meilleure source d’inspiration”. “Celle qui m’a rendu dingue”, “qui m’a donné l’énergie de me battre contre les trucs que je n’aimais pas et que je voyais comme des obstacles”.
Qu’est-ce que tu veux faire avec cette chanson? Quel est le résultat final? C’est juste pour l’acheter? Tu vois, je dis aux gens “avant qu’ils achètent votre chanson tu veux qu’ils la comprennent” Pour la comprendre tu dois savoir d’ou elle vient. C’est comme quand tu ressens quelque chose, mais que tout ce que tu ressens de bon n’est pas forcément bon pour toi. Ca ne veut pas dire que ca va durer. Quels sont les niveaux de détail qui te font revenir à cette chanson pour l’apprécier encore davantage que la première fois?
Nova : qui nous la fait ressentir, redécouvrir à chaque fois, de nouvelles lectures, appréciations…
Chuck D : Oui, c’est une performance. Parfois, tu peux tomber sur un super artiste qui joue une chanson qui a été faite des centaines de fois par quelqu’un d’autre, mais parce que tu l’as vu en personne le show te fait aimer la chanson encore plus, et tu vois ton esprit revenir sur cette chanson. J’ai entendu plein de fois des gens dire que la vidéo pourrait remplacer ça, mais je ne le pense pas. La vidéo est juste un visuel en deux dimensions, alors que la connexion humaine est irremplaçable. Et c’est largement sous-estimé dans la musique.
Nova : Surtout dans le Hip Hop !
Tu as raison, Encore plus dans le hip hop. Si quelqu’un dit juste des mots mais cela n’a aucun sens, comment peux tu être convaincu d’écouter ca comme étant de l’amour.
Nova : Dès lors, pourquoi la musique est la meilleure forme d’art pour parler aux gens ? Tu aurais pu écrire et publier des bouquins, mais tu as toujours choisi la musique, est-ce que c’est parce que c’est plus large, plus immédiat, plus transmissible ?
Je pense qu’il y a un contrôle à prendre, tu prends des mots et tu les mues en quelque chose d’audible et ça change tout le paradigme, mais néanmoins, je pense que la lecture seule est importante aussi, parce que ca t’aide à construire et développer l’imagination qui manque aujourd’hui. Je pense que les gens lisent beaucoup plus aujourd’hui avec Internet, plus qu’il y a dix ans en tout cas, et je pense que cela va dans la bonne direction, il faut que cela grandisse maintenant. Les livres sont super importants pour développer l’humanité et les personnalités.
Regarde, l’humanité n’a pas vraiment changé depuis quelques siècles, on a toujours beaucoup en commun, donc quand tu lis et que tu apprends d’une personne qui a vécu il y a deux cents ans tu peux imaginer que ca sera toujours utile pour quelqu’un dans les cent prochaines années, même si le monde sera bien différent à ce moment là. Les gens doivent regarder les parallèles entre les personnes pour trouver ce qui est inspirant et comment ca peut sortir. Les chansons sont pour moi une excellente façon de m’exprimer mais j’ai eu la chance de grandir dans une famille qui m’a laissé exprimer mon art, je dessinais tout le temps etc.
Je pense que les gens écoutent les chansons, je pense que c’est formidable de voir quelqu’un être inspire et grandir avec une chanson. Tu vois quand je disais que tu peux grandir grâce a un artiste, mais si tu ne grandis pas de ses chansons tu dois te dire que tu peux le faire, que tu peux passer un super moment en le faisant. C’est pour ca que ceux qui écoutent sont aussi responsables.
« Don’t give up the fight » feat. Ziggy Marley extrait de The Evil Empire of Everything, le treizième album studio de Public Enemy, sorti le 1er octobre 2012.
Nova : Être auditeur est donc aussi une responsabilité, la curiosité est importante, mais du coup il faut aussi du matériel à écouter. Y a-t-il aujourd’hui des artistes activistes dont tu as le sentiment qu’ils poursuivent ton héritage ?
Il y en a pleins. Si je devais nommer ceux qui viennent des Etats-Unis, je dirais Brother Ali qui est énormément investi. Les Raptivistes sont super importants en ces temps compliqués, ils veulent faire en sorte que leur message en tant qu’artiste soir beaucoup relayé, mais ils doivent aussi, voire surtout faire ce que les activistes – ceux qui font ca tous les jours – font tout le temps.
Le hip hop américain a un lien fort avec Paris ces derniers temps, Niggas In Paris, les clips de A$ap Rocky, les références chez Kendrick Lamar, un certain cliché du luxe, mais pas forcément un lien que vous partagez…?
Les USA ont fait une énorme erreur en ne s’éduquant pas correctement avec l’histoire et la géographie. Si tu n’as pas l’histoire et la géographie tu ne mesures pas les réalités des choses autour de toi. Et c’est a cause de cela que tu risques de faire des gestes stupides. Je me considère comme un citoyen de la terre, où que t’ailles sur terre ailleurs que chez toi, ta maison ou ta famille, tu dois être humble et montrer ton respect à l’histoire de la terre et des gens.
Quand tu viens à Paris tu viens avec humilité, tu dis bonjour ou merci et tu dois être reconnaissant parce que l’art est le premier truc qui apparait, ca devrait être notre branche d’olivier pour la paix et la prospérité, et je suis heureux de voir le rap être capable d’être ca, capable de dépasser ses stéréotypes. Ces stéréotypes sont crées par les grosses compagnies, qui veulent avoir la facilité de pouvoir vendre l’art comme si c’était un big mac avec des frites, tout simplement. Sauf que c’est bien plus que ca. L’art te nourrit toute ta vie. Si j’avais un truc a dire, ca serait de dire aux gens que mon service, mon objectif, toute ma vie aura été d’être utile a un maximum d’artistes qui ont besoin d’une plateforme, de ressources. C’est pour ca que j’ai construit tous ces trucs sur le web, pour qu’on puisse faire passer les mots. Pas le mot, les mots….
Un immense merci à Louis-Guillaume, Pierre-Etienne et Florence ! Ainsi qu’au Villette Street Festival.