Quand le réalisateur de Rambo inventait le cinéma australien moderne.
Demandez au moindre critique un peu cinéphile de vous parler de l’Australie et il déroulera une lignée de films et de cinéastes, égrénant, entre autres les noms de Peter Weir, George Miller, Mad Max, La dernière vague voire Razorback. Ces réalisateurs et ces films sont entrés au panthéon pour avoir révélé au reste du monde un cinéma rugueux, sentant la bière et un peu sous les bras, culbutant les cultures surf et punk pour un concentré de dépaysement et de mauvaises manières. Pour autant, cette nouvelle vague australienne doit son acte de naissance à un Canadien : Ted Kotcheff.
En 1971, Kotcheff a déja aligné sur son CV, une douzaine de téléfilms, mouliné de l’épisode de série télé à la chaîne, et deux aimables longs-métrages (Life at the top, Two gentlemen sharing). Evan Peters, le scénariste du second, lui parle d’un drôle de projet: adapter Cinq matins de trop, un bouquin de Kenneth Cook, un journaliste bourlingueur australien. Kotcheff, alors en plein dans des idéaux hippies, est partant pour aller tourner dans le bush cette ballade sauvage d’un instituteur qui s’embarque dans une virée avec des chasseurs de kangourous.
Wake in Fright (Réveil dans la terreur en V.F) se tourne au moment où la guerre du Vietnam éclate. Kotcheff en filme une autre plus intime, celle d’un type qui va se battre contre lui-même, pour ne pas être débordé par des pulsions d’hyper violence qu’il ne soupçonnait même pas.
Pendant que l’instit’ John Grant perd pied dans l’immensité du désert rouge australien, Kotcheff lui s’égare dans le propre délire de son film, tourné en milieu réel, dans un bled où le taux de suicide des femmes est cinq fois supérieur au reste du monde. Ou les seuls divertissements des hommes est de se foutre sur la gueule après avoir englouti trop de pintes au bar du coin. Ou d’aller traquer les marsupiaux.
A l’écran, ça donne une incroyable descente aux enfers, le prof intello laissant remonter à la surface une animalité primaire. Un gars des villes qui décroche de la civilisation pour retourner à la sauvagerie. En coulisses, Kotcheff lui se met à flipper quand il part tourner avec d’authentiques braconneurs une battue au kangourou qui vire au carnage.
Sa caméra elle, n’a pas d’états d’âme. Elle filme des images qui semblent encore dingues aujourd’hui. Au moins autant que celles que tournent à la même époque John Boorman pour Delivrance ou Sam Peckinpah pour Les chiens de paille.
Wake in fright se retrouvera l’année suivante à Cannes. La légende veut que l’époppée aie scotché un tout jeune cinéaste, renforcé dans son envie d’aller filmer les tréfonds de l’âme humaine : Martin Scorsese.
Malgré une presse européenne fascinée, Wake in fright disparaîtra mystérieusement, sera rapidement considéré comme perdu jusqu’à la redécouverte, par hasard en 2008 de son négatif, qui permettra de le restaurer.
Entre temps, Kotcheff sera rentré au Canada, mais n’aura pas oublié le climat particulier de son film. En 1981, il filme de nouveau le conflit d’un homme contre une communauté et contre sa mauvaise conscience : Rambo. Ce film-là, occultera toute la filmographie de Kotcheff (à tort, il faut redécouvrir entre autres L’apprentissage de Duddy Kravitz, formidable revisite de l’esprit du cinéma de Capra, ou North Dallas Forty, biopic d’un joueur de foot américain, précurseur de tous les Friday Night Lights).
Stallone a gagné sa « putain de guerre » auprès du public, Kotcheff perd un peu la sienne en étant considéré comme le chantre des valeurs reaganiennes. Il faudra trente-trois ans pour, qu’avec l’exhumation de Wake in fright, on s’aperçoive à quel point ce gars filme les dégâts collatéraux des champs de bataille, aura su explorer à la manière d’un Werner Herzog ou d’un William Friedkin (son exceptionnel Sorcerer, autre poisseuse aventure aux confins de la démence humaine, qui ressort ces jours-ci en Blu-ray est à comparer avec Wake in fright).
Certains n’ont cependant jamais oublié ce film: un jeune réalisateur australien a squatté son tournage, ouvrant des yeux ronds comme des soucoupes devant ce qu’il voyait. A l’époque, Peter Weir, n’a tourné que des courts métrages. Deux ans plus tard, il signait Les voitures qui ont mangé Paris, plongée dans un bled local où les habitants vivent de la vente des pièces détachées de bagnoles qu’ils fracassent volontairement dans des crashes. Le carburant de cette oeuvre barrée est à l’évidence irrigué par Wake in fright.
Les Voitures… fera décoller le jeune cinéma australien, embarquant avec elle, George Miller, Bruce Beresford et toute l’Ozploitation (le cinéma de genre givré local – se reporter au dvd, facilement trouvable, de Not quite Hollywood– l’incroyable documentaire de Mark Hartley sur le sujet pour en savoir plus). On peut aujourd’hui découvrir ses solides racines avec Wake in fright.
En salles le 3 décembre