Les jeunes rockeurs iraniens des Yellow Dogs vivaient le rêve américain à Brooklyn, jusqu’à cette nuit de cauchemar.
Le tueur est arrivé par le sommet du toit voisin, portant un étui à guitare souple dans le dos. À l’intérieur, il y avait une arme : un fusil d’assaut Century Sporter semi-automatique de calibre .308 muni d’un chargeur de vingt munitions, le même genre de fusils dont il avait appris à se servir durant son service militaire en Iran. La nuit était froide, ce 11 novembre 2013, et la lune brillait à son premier quartier. Il a traversé la galerie d’art à ciel ouvert, que les jeunes gens vivant dans l’immeuble du 318 Maujer Street, à l’est du quartier de Williamsburg, à Brooklyn, avaient aménagée sur le toit. L’une des dernières choses qu’il a dû voir avant de commencer son massacre était la fresque murale de quatre mètres signée par les artistes iraniens Icy and Sot, qui représente une petite fille, un signe de paix bleu, blanc, rouge et jaune peint sur son visage accusateur.
Il est descendu sur la terrasse du troisième étage de l’immeuble – un ancien bâtiment commercial en béton blanc qui était devenu la demeure des Yellow Dogs. Les Yellow Dogs étaient un groupe de rock indépendant de Téhéran, quatre beaux garçons, tous dans leur vingtaine, avec des cheveux noirs et fous et des yeux en amende couleur d’encre. Les foules, venues du milieu musical de Brooklyn et d’ailleurs, se pressaient pour écouter le post-punk redoutable et psychédélique qu’ils distillaient sur scène, et leur maison de Maujer Street était toujours pleine d’amis, de groupies, de musique, de fêtes… pleine de vie. Ils s’étaient recréés ici en Amérique un petit bout de chez soi, où ils vivaient toujours entre eux et n’étaient jamais seuls. Ils cuisinaient, fumaient, s’asseyaient en rond pour plaisanter et discuter en farsi, comme ils le faisaient cette nuit-là.
Ils avaient quitté l’Iran car jouer leur musique y était interdit par le ministère de la Culture et de l’Orientation islamique. Mais malgré cela, les Yellow Dogs n’étaient pas politisés par essence. « Nous ne voulons pas changer le monde, nous voulons seulement jouer de la musique », avait déclaré leur chanteur Siavash « Obash » Karampour lors d’une interview diffusée sur CNN en 2009, ce que d’aucuns considéraient comme une prise de risque car elle faisait la lumière sur leur scène underground. La même année, ils ont abandonné leurs familles et tous ceux qui les avaient soutenus pour émigrer aux États-Unis. « Il y a une grande humanitéqui règne entre lui et ses camarades du groupe », a confié à CNN la mère d’Obash, qui portait un voile. Plus qu’un groupe, les Yellow Dogs formaient une confrérie.
Et le tueur était en mission pour mettre fin à tout cela.
Zirzamine
L’histoire des Yellow Dogs est en réalité l’histoire de trois groupes iraniens : Hypernova, les Yellow Dogs et les Free Keys. Tous déclarent ne pas être engagés politiquement, mais il est impossible d’évoquer leurs origines et leur exil en Amérique sans parler des conditions de vie en Iran, à l’époque de leur adolescence. Ils faisaient partie de la première génération post-révolution iranienne. Pendant la guerre de huit ans contre l’Irak (entre 1980 et 1988), certains d’entre eux étaient de tout jeunes enfants, d’autres n’étaient pas encore nés. Et quand les garçons des premiers groupes du nouveau rock iranien sont devenus adolescents, à la moitié des années 1990, un esprit de révolte grandissait déjà parmi les jeunes.
Les jeunes – généralement les enfants des familles plus laïques, qui vivaient dans les villes – voulaient désormais être à la mode. Ils voulaient boire de l’alcool et écouter de la musique américaine, comme d’autres enfants partout dans le monde. Et si un grand nombre de choses qu’ils aimaient étaient interdites par la République islamique, il y avait toujours des façons de se les procurer, si vous en aviez les moyens. Les politiques de libre-échange d’Ali Akbar Hachemi Rafsanjani, président de 1989 à 1997, faisaient progresser l’économie. Une partie de la population s’était considérablement enrichie, et leurs enfants avaient les moyens de se divertir. On pouvait skier à la station de ski spectaculaire de Shemshak, à une heure de route de Téhéran. « Je me souviens qu’on avait fait la fête sur un bateau : on fumait de l’herbe sur la mer Caspienne », raconte Nima Behnoud, le créateur de mode aujourd’hui âgé de 37 ans.
Rien de tout cela n’était réellement surprenant, étant donné le degré de modernisation de l’Iran avant la révolution, mais cela contrastait totalement avec les images du pays qu’on montrait à longueur de temps dans les médias occidentaux. « Je ne savais même pas qu’il y avait des trottoirs en Iran », se souvient l’artiste Amir H. Akhavan, 33 ans, qui est retourné à Téhéran depuis l’Amérique avec sa famille, lorsqu’il était adolescent. « Je m’attendais àatterrir dans une oasis avec des chameaux », au lieu de quoi « il y avait partout des gens super cool, et très éduqués ».
Des gens avec lesquels il faisait la fête – des soirées déchaînées qui ont peu à peu gagné en intensité, car ces rassemblements étaient illégaux, donc underground. Même si le milieu ne comptait qu’environ mille personnes, c’étaient le genre d’individus qui savaient exploiter le système à merveille – la plupart d’entre eux étaient des jeunes issus des écoles privées Horace Manns et Daltons, de Téhéran. « On était exactement comme les enfants américains », explique le cinéaste Nariman Hamed, âgé de 31 ans. « En mission pour faire la fête ! Nos parents étaient d’anciens révolutionnaires –ils avaient défiéle régime du Shah –et nous reprenions cette énergie ànotre compte pour affronter la police et faire la teuf. » Dans les caves et les salons de ces jeunes gosses de riches, il y avait de l’alcool, des joints, des garçons et des filles, et tous dansaient ensemble. La culture des aventures d’un soir commençait à bourgeonner.
Mais il n’y avait pas tellement de concerts. Il y avait bien des DJ, qui jouaient de l’electro et de la house, mais peu de rock ‘n’ roll. Raam Emami, alias King Raam, maintenant âgé de 33 ans, était adolescent à l’époque. Il avait passé son enfance en Amérique, alors que son père, professeur d’université, terminait son doctorat à l’Université d’Orégon. Alors qu’il faisait son service militaire obligatoire en Iran, Raam a rencontré Kami Babaie, qui jouait de la batterie. Ils se sont liés d’amitié autour de leur passion commune pour les albums des Rolling Stones et de Led Zeppelin qu’ils dénichaient illégalement, et en 2000, ils ont décidé de monter un groupe. « Les premières années, on reprenait des standards du rock » qu’ils jouaient dans les soirées de leurs amis issus de familles aisées, se souvient Raam. « On faisait cela pour s’amuser. Et puis j’ai commencéàréaliser que ce que notre formation pouvait donner lieu àdes choses d’une autre ampleur. »
Mohammad Khatami, président de 1997 à 2005, était à la tête d’un gouvernement réformiste qui plaidait pour l’ouverture d’un dialogue avec l’Occident et promettait une société plus tolérante ; son administration avait mis fin à la terrible série de meurtres perpétrés dans les années 1980 et 1990, qui prenaient pour cible des dissidents politiques, des intellectuels et des artistes. Ainsi, Raam, le leader du groupe, Kami, le batteur, et le guitariste Poya Esghai, connus à l’époque sous le nom d’Untitled, étaient relativement tranquilles lorsqu’ils donnaient des concerts dans des studios clandestins et des parkings souterrains. En 2005, quand Kami et Poya ont quitté le groupe pour partir étudier à l’étranger, Raam a commencé à chercher de nouveaux musiciens parmi les jeunes « punks skateurs » qui traînaient à Ghori Park – aussi connu sous le nom de « Frog Park » car il était envahi par les grenouilles –, dans la partie nord de Téhéran.
« C’était un peu le Haight-Ashbury de Téhéran », explique Obash Karampour, 24 ans. « Les jeunes venaient làpour fumer des joints entre potes. C’était le seul parc dans lequel on trouvait des tags, jusque dans les toilettes. » Les futurs membres des Yellow Dogs fréquentaient tous l’endroit – Obash, Koroush « Koory » Mirzaei, ainsi que Soroush « Looloosh » et Arash Farazmand (deux frères dont les parents, Farzaneh Shabani et Majid Farazmand, sont des scénaristes réputés). Et puis, lorsqu’ils sont devenus adolescents, ils sont devenus les fers de lance d’une nouvelle vague. « Ils étaient vraiment cool », se souvient Raam. Il avait fait leur connaissance parmi les jeunes qui traînaient dans le coin, et il a proposé à Koory de devenir le bassiste et à Looloosh de devenir le guitariste d’un nouveau groupe, Hypernova. Leurs deux milieux venaient de fusionner.
Alors que les gosses de riches de Téhéran faisaient la fête, portaient des vêtements de créateurs et conduisaient des voitures de luxe (après le pétrole, l’automobile représente la deuxième plus grosse industrie en Iran), les jeunes de Ghori Park appartenaient plutôt à la classe moyenne, et ils étaient davantage branchés par le punk rock et le street art. Grâce à la connexion ADSL d’un ami dont le père était fonctionnaire, ils écoutaient les Strokes, Modest Mouse et les Clash, et regardaient Jackass, qu’ils adoraient tout particulièrement. Le côté rebelle et absurde de l’émission semblait attirer ces enfants qui avaient commencé par chanter « Mort à l’Amérique » sur les bancs de l’école, où leurs camarades de classe étaient parfois espionnés par les autorités, et où les passages à tabac étaient chose courante. Pooya Hosseina, 28 ans, l’un des membres fondateurs des Free Keys, raconte que ses professeurs le battaient « sévèrement. Un grand type me donnait des coups de pieds dans la poitrine quand j’avais 12 ans.
Pooya était, selon ses propres termes, « le pire gamin du monde » – toujours fourré dans les ennuis. Mais sa mère et son père, un professeur d’université, étaient tolérants et le soutenaient sans faillir, même quand Pooya et ses amis ont entrepris la construction d’un studio d’enregistrement très élaboré – presque une boîte de nuit – dans le sous-sol de leur maison. Des amis donnaient de l’argent pour aménager l’endroit avec de l’équipement sonore et des instruments. C’était un genre de club dont les murs étaient tapissés de graffitis et de posters de Kurt Cobain et des Beatles. Connu des jeunes sous le nom de Zirzamine – le « Sous-sol » –, l’endroit est rapidement devenu le point de ralliement central de la nouvelle contre-culture iranienne
Rappelant les hippies américains des années 1960 – ils se laissaient même pousser les cheveux –, ces jeunes gens exploraient d’autres religions (comme le zoroastrisme, l’ancienne religion de l’Iran) et méditaient sur la poésie d’Omar Khayyám. « Il y avait tout ce truc de : “Sois toi-même. Ne fais que ce que tu veux.” », explique Anthony Azarmgin, 28 ans, bassiste intermittent des Free Keys. « La première fois que je suis allélà-bas, je me suis dit : “C’est quoi ce délire, un rassemblement politique ?” Mais pas du tout, ils regardaient des émissions sur l’ordi, ils jouaient àla Xbox, ils se défonçaient et faisaient des bœufs. »
Les Yellow Dogs – qui tirent leur nom d’une expression farsi qui signifie « fauteur de troubles », « racaille » – se sont formés là-bas en 2006 (ils étaient à l’époque accompagnés du batteur Sina Khorrami), même chose pour les Free Keys, avec Pooya à la guitare, Arya Afshar à la basse et Arash derrière les fûts. Les Yellow Dogs ont donné leur premier concert au Sous-sol en 2007. « Ils » – les jeunes dans le public – « perdaient littéralement leur virginitéavec le rock ‘n’ roll », se rappelle Obash.
Au Sous-sol, ils se racontaient leurs rêves, comment ils iraient un jour vivre à New York. Et il y avait cet autre garçon qui venait quelquefois, un rouquin timide et un peu étrange, qui s’appelait Ali Akbar Rafie. Le tueur.
Le rêve américain
« C’est ce qui me choque le plus, confie Anthony Azarmgin. Arash et lui –le tueur, Ali Akbar, qui se faisait appeler “A.K.”–prenaient des acides ensemble. J’étais àvélo sur la route àGoa, en Inde, et je les ai vus se marrer tous les deux, ils riaient àen pleurer. Ils couraient en rond comme des imbéciles. Qui pourrait faire une chose pareille, après avoir partagéune défonce comme ça ? Comment on peut être aussi taré, bordel ? »
Ceux qui connaissaient A.K. à cette époque disent que rien ne laissait présager que quatre ans plus tard, il tuerait Arash, 28 ans, son frère Looloosh, 27 ans, et un chanteur et parolier américano-iranien du nom d’Ali Eskandarian, 35 ans, qui vivait chez eux à ce moment-là. Pas plus qu’il ne se tuerait lui-même, à l’âge de 29 ans. « Il n’avait pas l’air agressif, se souvient Anthony. Plus tard, les gens ont dit qu’il les rendait dingues, à force d’emprunter leurs affaires et de leur voler de l’argent. Mais il avait l’air inoffensif. »
Entre 2008 et 2009, certains des garçons habitués du Sous-sol avaient passé quelques temps ensemble en Inde – Pooya, Arash, Anthony, Koory et quelques autres, dont A.K., qui était alors le bassiste d’un groupe de metal appelé Vandida. Il venait d’une famille plus conservatrice et religieuse que celles des autres garçons, mais il faisait partie de leur univers, c’était un ado fan de rock. Il n’était donc pas étonnant qu’il les accompagne dans leur voyage – qui avait été provoqué par leur envie d’aller à Goa, « le Burning Man de l’Inde », ainsi que par la crainte qu’avaient certains d’entre eux de s’attirer les foudres du gouvernement iranien après leur apparition dans Les Chats persans (2009), qui sortirait l’année d’après. « On avait peur de rester en Iran », dit Pooya.
Les Chats persans est un film du cinéaste iranien Bahman Gohbadi qui explore le milieu underground de Téhéran (il a remporté le prix spécial du Jury de la sélection Un Certain Regard du festival de Cannes, en 2009). Même s’il est fictionnel, le film dépeint la façon dont les groupes de rock iraniens se sont formés, se produisaient et recouraient aux services d’obscurs courtiers pour se procurer des passeports et quitter le pays. Dans le film figurent certains groupes existant réellement, parmi lesquels les Yellow Dogs et les Free Keys. Une partie de l’action a même été filmée au Sous-sol. Son interdiction en Iran était explicitement un acte de censure. Ghobadi vit désormais en exil en Europe.
L’Inde était seulement une zone de transit pour les garçons, mais ils espéraient trouver le moyen, comme le dit l’un d’entre eux, « de foutre le camp de l’Iran ». Sous le régime radical et conservateur de Mahmoud Ahmadinejad, président de 2005 à 2013, les droits fondamentaux étaient bafoués dans le pays, et nombre des jeunes qui fréquentaient le Sous-sol avaient été arrêtés pour de petits délits – l’un de leurs amis avait été condamné pour « adoration de Satan », car il jouait dans un groupe de rock.
Pendant ce temps, Hypernova rencontrait un certain succès aux États-Unis. En 2007, le groupe avait été invité à jouer au festival de musique SXSW (South by Southwest) d’Austin, au Texas. Une telle invitation était tout ce dont ils avaient besoin pour demander un visa temporaire pour artistes et se rendre en Amérique. Comme Koory et Looloosh n’avaient pas encore fait leur service militaire – et qu’ils n’avaient pas de passeport –, Raam avait reformé le groupe avec Kami, Kodi Najm et Jam Goodarzi. « Faisant partie de “l’Axe du Mal”, explique Raam, obtenir des visas a étéun cauchemar pour nous. »
Mais ils ont fini par y arriver, à Dubaï – avec l’aide d’une lettre du Sénateur de New York Charles Schumer, qui était persuadé que ces quatre jeunes gens étaient culturellement intéressants. Quelques jours à peine après avoir atterri aux États-Unis, ils étaient interviewés par ABC, MTV et le New York Times, jouissant d’une célébrité habituellement réservée à des groupes bien plus importants. Mais leur mythe était déjà écrit : ils étaient les rockeurs indés qui avaient fui l’oppression iranienne. Cette attention soudaine, dit Raam, « était dangereuse pour nous tous. On nous regardait comme des animaux curieux et exotiques –rendez-vous compte, ils savent même jouer de la guitare ! »
En moins de deux ans, ils sont passés des canapés de leurs amis new-yorkais à une tournée avec le groupe de rock anglais vintage Sisters of Mercy, et ils vivaient la grande vie à Los Angeles. « On faisait la teuf avec des gens célèbres tous les jours, on prenait des traces avec eux, raconte Raam. Ça vous monte àla tête, ces conneries. » Ils avaient signé un contrat avec un label indépendant, Narnack Records. Et ils avaient aussi un manager, un Irano-Américain originaire du Texas appelé Ali Salehezadeh, 32 ans, qui travaillait dans la publicité. En 2007, Ali a assisté à un concert d’Hypernova dans une salle du centre-ville de New York et leur a offert ses services. « Il ne connaissait rien àla musique, dit Raam. Il nous a simplement vu jouer et il est tombéamoureux du mouvement tout entier. »
Retrouvez la suite de l’histoire tragique des Yellow Dogs sur Ulyces.
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Crédits Photo : Ambassade des États-Unis à Téhéran
Après la crise des otages, 1979-1981
Crédits : Phillip Maiwald