En Tasmanie, il n’y a pas que des diables. Mais aussi des aborigènes déboussolés.
David Gulpilil est une star. Un peu particulière parce qu’il est la seule star aborigène. En 1970, ce chasseur et danseur tribal croise le chemin de Nicolas Roeg venu faire des repérages dans le bush australien pour Walkabout. Le réalisateur en fera l’acteur principal de son film.
Gulpilil sera alors de la plupart des films australiens emblématiques, de La dernière vague, le film d’anticipation de Peter Weir à… Crocodile Dundee en passant par le fabuleux western mystique The proposition.
Rolf de Heer est lui aussi australien (même si d’adoption), mais sa carrière de réalisateur est moins connue que celle de Gulpilil. Le genre de cinéaste vénéré chez les amateurs de films en marge. Il faut dire que sa filmographie contient à la fois des perles déviantes (Bad boy bubby, conte cruel sur un enfant qui découvre le monde, Dance me to my song, regard sans fard sur les amours d’une handicapée) ou des chouettes oeuvres improbables (Dingo, portrait d’un jazzman, joué par… Miles Davis, et sa géniale B.O).
De Heer et Gulpilil se sont déjà croisés sur The tracker et 10 canoés, 150 lances, 3 épouses mais Charlie’s country est à part dans leur collaboration. Ne serait-ce que parce que Gulpilil s’y inspire de sa vie d’aborigène.
Le Charlie en question vit pépère dans son petit coin australien de Tasmanie. Quoique. Le racisme ordinaire auquel il est confronté s’intensifie quand de nouvelles lois sont appliquées: En plus de le considérer comme le nègre du village, la police décide de lui confisquer son arme lorsqu’il part chasser. Pas de souci: Charlie pense pouvoir la jouer à l’ancienne, et se fabrique une lance. Confisquée de nouveau. C’en est trop pour l’aborigène qui décide d’aller vivre comme ses ancêtres dans le désert. Mais, après des années passées auprès de la civilisation blanche, en est-il encore capable ?
Comment deux cultures cohabitent-elle sans que l’une ne phagocyte l’autre ? Que reste-t-il des réflexes colonialistes ? Voilà le genre de questions que pose Charlie’s country. Intelligemment quand il n’est pas question de pointer des bons et des méchants. Charlie n’est pas forcément une victime, le shérif n’est pas forcément un sale con. Mieux, le bled où se passe le film s’appelle Darwin.
De Heer vise le même status quo dans son scénario, qui peut conjuguer moments arty et scènes de pure comédie populaire, séquences poilantes ou grinçantes. Pendant que la mise en scène est capable d’élans lyriques (un feu déclenché par un orage tropical) comme d’une simplicité évocatrice (quelques plans sur la bouffe servie en prison, suffisent pour faire comprendre l’épreuve qu’est cet endroit).
Et au centre, Gulpilil, phénoménal en personnage passant par la colère puis la dérision, la rebellion puis la résilience. Une interprétation qui va au dela de la simple cause aborigène, pour endosser toutes les luttes pour conserver des traces de tradition dans un monde globalisé à vitesse grand V.
Dans la réalité, Darwin est le véritable coin ou habite Gulpilil. Où il a fait de la taule aussi, lorsque torché et défoncé – alors qu’il était dans une zone sanctuaire ou l’alcool et la ganja sont interdites – il a dégainé une machette et menacé des potes blancs. La même machette qui lui servait, ado, a tailler du bois pour fabriquer des didgeridoos.
De Heer lui a rendu visite pendant qu’il purgeait sa peine. C’est là-bas que l’idée de Charlie’s country a commencé à germer, comme pour être à la fois un plaidoyer en faveur de Gulpilil, et de son quotidien aux repères de plus en plus flous. Mais aussi comme une possible rédemption, pour l’acteur, qui livre ici la performance de sa vie.
En 1971, Gulipilil avait accompagné Walkabout à Cannes, film sélectionné en compétition. Le film était reparti bredouille. En mai dernier, Charlie’s country était présenté sur la Croisette, section Un certain regard. Gulpilil y a remporté un prix d’interprétation. Avant de repartir à Darwin, peut-être avec la sensation d’avoir été un peu mieux compris.
En salles le 17 décembre