Car il n’est pas prêt de disparaître.
Quoi de plus sexy qu’une bibliothèque bien garnie ? De plus intime que des pages qu’on corne ? Qu’une odeur de grimoire ? Ou qu’une vieille annotation sur un livre oublié ?
On nous prédit parfois la disparition du livre papier au profit de son ersatz numérique. A ce propos je tiens à rappeler que dans les années 80, on croyait très fort au mythe du bureau-sans-papier. Et oui, qui voudrait diable imprimer un document qu’on peut diffuser par voies électroniques ?
La réponse c’est PLEIN DE GENS ! Puisqu’en vingt ans la consommation en papier des entreprises – au lieu de reculer – a augmenté de 40% (une bonne nouvelle pour Dunder Mifflin)
A mon humble avis, le mythe du tout-numérique va aussi faire long feu et un des signes que le livre papier n’est pas prêt de disparaître est l’existence d’entreprises telles que Blurb qui permet à n’importe qui qui veut s’auto-éditer, de créer -non pas une version tablette de son chef d’oeuvre -mais un vrai beau livre. Une entreprise née du numérique donc, qui investit pleinement le monde physique.
L’idée, qui a dû germer chez Blurb un jour chantant de printemps (peut-être, je n’étais pas là), d’obliger neuf artistes à réfléchir sur le devenir de l’objet-livre ne sort donc pas de l’espace.
J’étais à la Whitechapel Gallery ce samedi à londres pour la London Art Book Fair, et au milieu des beaux livres d’arts traditionnels, se trouvait donc un espace réservé à cette exposition organisée par Blurb sur le futur du livre. Exposition intitulée Unbiding the book. (littéralement : délier le livre)
On y trouvait des livres hybrides, des enfants métisses nés de la relation – pas toujours tendre – entre le livre traditionnel, avec une couverture, des pages et puis Basta (comme dirait un de nos auditeurs) et les technologies d’aujourd’hui.
C’est Camille Leproust qui m’y a emmenée pour aller voir – entre autres- son oeuvre, réalisée en tandem avec Andres Ayerbe, au sein du collectif Noot :
Avec quelques lignes de code, un Arduino – circuit imprimé ultra simple dont je vous ai déjà parlé et surlequel Libération a fait un excellent papier début septembre- et du papier thermal (le même papier utilisé sur les tickets de caisse, où les lettres ne s’impriment pas grâce à de l’encre, mais simplement grâce à la chaleur), ils ont créé un livre, qui, au fil des lectures, devient tout noir.
Regardez donc cette vidéo, si vous comprenez l’anglais, elle vous permettra de vous faire une idée plus précise
Le livre, une fois dévoré, noirci, devient alors un nouvel objet ; énigmatique pour qui ne l’a pas tenu en main, il échappe encore plus qu’avant à son auteur.
Quelques pas plus loin, je remarque un autre livre : il est posé sur une petite table qui repose sur une sorte de balançoire. Quand on s’approche de plus près, on remarque que l’artiste Callum Copley a créé un livre collaboratif, lisible des deux côtés du livre.
Le principe est très simple, le livre n’est compréhensible que s’il est lu à plusieurs, et le lecteur 1 doit attendre que le lecteur 2 ait fini sa page pour pouvoir en discuter ensemble. Camille Leproust m’a d’ailleurs fait remarquer que :
si la personne en face de vous avait du texte sur sa page, et vous une image, cela vous obligeait à regarder attentivement l’image et à en remarquer des détails qui seraient sûrement passés inaperçus au premier coup d’oeil. La lecture est ici avant tout considérée comme un échange.
Helen Shell, quant à elle, a réalisé un livre grand format sur la Lune, sujet qu’elle connaît très bien, avec des matériaux intelligents qui réagissent à la lumière
de sorte que lorsqu’un lecteur utilise son appareil photo, l’éclairage de son téléphone, ou même une lavalampe, il créé différentes versions du livre pour lui tout seul.
Ce « Moon Book » est un peu l’enfant surdoué du livre d’illusion d’optique offert par le concours Kangourou quand vous étiez en sixième.
Ce ne sont que quelques une des oeuvres de l’exposition Unbinding the Book. J’aurais pu vous parler de ce livre-radio qui déclenche des ondes, interragit avec des postes de radio et attend l’auditeur qui écoutera la bonne fréquence ou de ces poèmes de T.S. Eliot métamorphosés en livre illuminé qui se lit comme une commode à tiroir. Mais vous n’avez pas besoin de moi, vous pouvez aller voir en détail toutes les oeuvres de l’exposition sur le blog du projet.
En tout cas, après avoir fait longuement le tour des livres exposés, je me suis fait une réflexion suite au constat suivant : ce qui était vraiment drôle c’était de voir les visiteurs de passage, pas tous au courant de ce qu’était exactement ce corner, interragir avec ces objets.
Parce que ces livres avaient quasiment tous besoin pour exister, fonctionner, délivrer leur message, d’un lecteur -ce dont évidemment tout livre a besoin pour exister- mais en l’occurence, le lecteur se devait non seulement d’être là, mais d’être acteur (pour faire noircir les pages, pour lire le livre à deux etc.)
Or souvent, les lecteurs – qui ne connaissaient pas forcément les tenants et aboutissants des oeuvres exposées, détournaient l’usage du livre qui avait été pensé pour eux. Comme cette homme qui a passé une demie-heure devant le livre de Camille Leproust et Andres Ayerbe, dont les pages noircissaient à vue d’oeil et qui ne se rendait absolument pas compte de l’effet qu’il produisait sur l’objet, tout occupé qu’il était à pianoter sur son smartphone.
Ce qui m’a amenée à penser qu’encore une fois de plus, du moins dans la réflexion à laquelle se sont livrés les neuf artistes pour Blurb, le consommateur de demain, le lecteur en l’occurrence, devient de plus en plus central, moins passif, proactif, dans sa relation aux choses.
Ce qui n’empêchera personne d’ouvrir un bon vieux roman qui sent le bouquiniste à une dent et de s’y plonger jusqu’à ce que fin s’ensuive.