Petit tour hivernal de l’actualité bédéphile – sans passer par la case Angoulême.
Pour la toute première fois fin 2014 on m’a demandé de faire partie d’un jury. Un vrai jury, un jury où on délibère, et qui remet un prix à la fin. Et pour une première fois j’ai eu de la chance : on aurait pu me demander de participer à un jury de jeunes talents rock Ile de France ou du meilleur dj minimal mais ouf, non : on m’a demandé de faire partie d’un jury Fnac Bande Dessinée pour élire le meilleur album de l’année. Un jury bd : le rêve. Trente albums qu’on vous envoie chez vous. Ca ne fait pas plaisir au postier mais ça vous fait de la lecture, au chaud. Sur les trente, cinq ouvrages sont sélectionnés par les lecteurs de la Fnac, et le jury doit délibérer sur ces cinq.
Ca tombait bien, ma bd préférée des trente se trouvait dedans, le génial L’Arabe du Futur de Riad Sattouf – de loin l’album que vous avez le plus envie de faire lire autour de vous, ce qui me semble un bon critère pour décerner un prix populaire. Sauf que Riad Sattouf n’a plus vraiment besoin d’être mis en avant, et je me doutais bien que la passion mise de côté, nous devrions, nous jury, élire un ouvrage un poil plus confidentiel. Le choix s’arrêta sur un Un Océan d’Amour de Wilfrid Lupano et du dessinateur Grégory Panaccione (depuis aussi primé à Angoulème), voyage au long cours drôle et malin qui a la particularité de n’avoir aucun dialogue ni texte, tout comme un dessin animé muet. Le genre d’ouvrage généralement casse gueule et incompréhensible au bout de 3 pages qui tient ici incroyablement ces 280. Dont acte. Félicitations. Et quand vous voulez pour un nouveau jury bd.
Un jury du meilleur comics Marvel par exemple. Avec abonnement à toutes les séries publiées. Ces dernières années j’aurais élu les Daredevil de Mark Waid et Chris Samnee et les Hawkeye de Matt Fraction et David Aja, mais les bonnes choses ont une fin et ces deux « runs » s’achèvent dans les mois à venir. Et si Marvel continue d’offrir un niveau de qualité conséquent sur diverses séries (checkez les Silver Surfer de Allred, les She Hulk de Pullido, les Black Widow de Noto) on ressentira un petit manque venu le printemps. Qu’à ne cela tienne, l’homme fourmi sera la solution. L’Ant-Man numéro 1, qui vient de sortir, est un petit bijou. Seul souci : la couverture signée Mark Brooks qui ne vous donne pas du tout envie mais l’intérieur en revanche est smart et somptueux. Nick Spencer, déjà scénariste du génial Superior Foes of Spider-Man, est une orfèvre du dialogue malin et le graphisme néo ligne clair de Ramon Rosanas est élégant comme tout. Rarement en 32 pages chrono on a autant aimé un numéro un d’une série mensuelle, il est peut-être encore temps de le choper avant la traduction en France.
Chez nos amis belges de la maison Dupuis (bon, ça fait longtemps que ce n’est plus vraiment belge, ok), Spirou continue d’être le meilleur magazine bd du monde. Semaine après semaine depuis 75 ans, vaillament, le journal tient bon et particulièrement depuis quelques années où la rédaction en chef est tenue par Fréderic Niffle. Maquette ordonnée, efficace, auteurs renouvelés (Lewis Trondheim en successeur potentiel de Raul Cauvin), Spirou vient de fêter son 4 000 eme numéro – et ouais – 4 000 semaines et continue aussi de faire un excellent boulot sur son catalogue passé, les intégrales s’enchaînent et sont toutes aussi belles et fouillées. Le premier tome des Tuniques Bleues vient ainsi de sortir. Et si vous croyiez tout connaître sur la série best seller de Cauvin et Lambil, cette intégrale tombe à pic. Non seulement parce que l’on redécouvre le style de Salvérius, créateur graphique originel, mais aussi parce que l’univers des soldats Blutch et Chersterfield n’est pas encore en place. La série était alors rythmée par des courtes histoires et des gags plutôt que des aventures au long cours comme cela le sera immuablement par la suite. Et ces gags et mini récits, plus absurdes que le Tunique moyen, sont étonnament bons et rafraîchissants, fonctionnant presque comme un spin off de la série mère. Non pas que je veuille donner des idées à l’éditeur.
Toujours dans le patrimoine Dupuis, Niffle reprend, commentée et en noir et blanc, quelques fleurons belges des années 50/60. Jusqu’ici la collection n’a pas encore totalement convaincue de sa pertinence, mais la sortie de La Mauvaise Tête, un Spirou 1954 de Franquin, est évidement indispensable. Déjà parce que l’on y retrouve le découpage original des planches voulues par l’auteur mais aussi et surtout parce que Franquin y est au sommet de son style le plus vif et euphorique des années Mad Men (l’avant Idées Noires). Et si l’absence de couleurs ne s’imposait pas forcément pour les Tillieux ou Will déjà sortis, la perfection Franquin en noir et blanc ne souffre d’aucun manque coloré.
Sortons du guidon rétro, pour se plonger dans l’actualité la plus brute. Je vous parlais, en vidéo, il y a quelques mois, du très bon Alpha sortie chez Futuropolis, qui racontait l’odyssée tragique d’un émigré ivoirien, deux années cauchemardesques à errer de désert en désert. Les Mains Invisibles, sortie chez Casterman ce mois de janvier complète parfaitement le tableau, se concentrant sur l’avant et l’après périple. On part du Maroc, cette fois, à Agadir, mais on prend le temps de comprendre le pourquoi de l’exode. Et on arrive en Espagne, la boule au coeur, où l’on voit l’après, et l’exploitation misérable à nos portes d’émigrés payés une misère à fourrer de pesticides des tomates dégueulasses sous une chaleur à crever. C’est sombre, juste, tragique, poignant, on est sidéré que l’auteur ne soit pas marocain tellement le récit sent le vécu, Ville Tietäväinen (c’est son nom) étant au contraire finlandais. Comme quoi… Glaçant.
Mais bon. En attendant l’apocalypse, ne soyons pas faux cul, ni fine bouche. Dodin-Bouffant ne l’était pas du tout, fine bouche. Il ne pensait même qu’à manger. Mais manger le meilleur. Et il lui fallait la meilleure des cuisinières. La Passion Dévorante de Dodin-Bouffant de Mathieu Burnat, est un conte aussi gargantuesque que timide et romantique. C’est dessiné promptement à la Blain, et surtout, surtout, surtout : ça vous fout une dalle pas possible une fois l’ouvrage terminé.
A table !