Au Moyen-Âge, l’histoire d’une étrange contagion de danse, soudaine et incontrôlable. Le premier Harlem Shake.
1518, à la mi-juillet, dans les rues de Strasbourg ; bourg alors du premier Reich (Si ça fait peur, les louloux, on peut aussi dire le « Saint-Empire romain germanique »). Un beau matin, une certaine Frau Troffea se met soudainement à danser. Sans explication. Une danse frénétique et soutenue. Pas d’à-coups, de saccades spasmodiques, non, une convulsion régulière, rythmée.
Si ces entrechats médiévaux se téléphonent jusqu’aujourd’hui c’est qu’ils vont durer, et pas qu’un peu, et surtout faire des petits entrechatons. Comme dans un début de soirée réussie, la danse contamine. Tout à coup, une semaine plus tard, les voilà 34 à twister sans s’arrêter dans le sillon de la Frau. Un demi-millenaire avant, voici le premier Harlem Shake.
En moins d’un mois, c’est la pandémie, comme dans une soirée qui dérape, une foule de maintenant 400 personnes en commotion ne peut plus s’arrêter de danser.
Oui, c’est un Flash Mob. Et pourtant sans raison apparente puisqu’à priori dans une période sans Internet et sans nourriture le besoin de faire le « buzz » semble secondaire.
Ce phénomène d’hystérie collective, cette épidémie de danse, porte un nom : La Manie Dansante (la langue de Shakespeare – plus tragique et donc hypocondriaque que Molière – est plus pessimiste : Dancing Plague, carrément « La Peste Dansante »).
Les encyclopédistes anonymes de Wikipédia résument : « Un phénomène d’hystérie collective principalement observé en Allemagne et en Alsace entre le XIVe et le XVIIIe siècle. Il s’agit d’un groupe de personnes se mettant subitement à danser de façon incontrôlable et étrange. Ce mal affectait des hommes, des femmes ou des enfants, ceux-ci se mettaient à danser jusqu’à s’écrouler de fatigue et continuaient à se tortiller même à terre. »
L’épidémie de 1518 n’est pas la première. Un pan d’historiens rapporte que le premier foyer du genre apparaît le 24 juin 1374 à Aix-la-Chapelle toujours dans le Saint-Empire-Romain-Germanique (appelons-le SERGE ça ira plus vite). Même schéma, du danseur soliste à la contagion d’un ballet collectif. D’autres ont trouvé une hystérie du genre en 1237 à Erfurt, toujours dans le SERGE.
Ci-dessous, une reconstitution historique de ce qu’une épidémie de danse pouvait donner. Attention, c’est effrayant.
À propos de ces manies, l’historien français Michelet écrit, dans La Sorcière (1862) : « les malades, comme emportés d’un même courant galvanique, se saisissaient par la main, formaient des chaînes immenses, tournaient, tournaient, à mourir. Les regardants riaient d’abord, puis, par contagion, se laissaient aller, tombaient dans le grand courant, augmentaient le terrible cœur. Que serait-il arrivé si le mal eût persisté, comme fit longtemps la lèpre dans sa décadence même ? C’était comme un premier pas, un acheminement vers l’épilepsie. Si cette génération de malades n’eût été guérie, elle en eût produit une autre décidément épileptique. » (propos rapportés par ur les chorées (Chorée de Sydenham, Danse de Saint Guy, Maladie de Huntington)
dans son article SLes témoignages et les travaux historiques sont étonnement nombreux sur le sujet, d’où la précision des données comme le nombre et le nom des danseurs. C’est qu’il est bizarre, ce sujet, et difficile à expliquer. Comme le racontent Michelet + confrères, les types dansaient vraiment, ce n’est pas uniquement l’incompréhension d’époque face aux infections nerveuses.
À Strasbourg, devant l’ampleur du phénomène les éminences médico-médiévales sont consultées. Pour elles, il n’y a pas photo, c’est une « maladie naturelle » causée par le « sang chaud » (à ne pas confondre avec la maladie du même nom qui fait danser les Italiens). Pour ces esprits éclairés du Bas Moyen-Âge, le remède est simple : plus de danse.
On fait de la place à Frau et ses danseurs (reconstitués ici à partir des travaux d’historiens (oui Troffea était un sacré morceau)), on libère une grande place publique de son marché pour leur faire un dancefloor géant. Et surtout, la municipalité pour appliquer l’ordonnance médicale engage des musiciens et des danseurs professionnels.. !?
Le syndrome et son remède en musique ont été représentés par Bruegel dans cette toile intitulée « La Manie Dansante », en 1564
Ils vont les entraîner encore plus dans la danse. Soigner le mal par le mal…Bon ok, quelques bactéries s’attaquent effectivement à d’autres bactéries, mais là les asticots ça a l’air con comme idée. C’est comme faire appel à Mia Frye pour soigner un épileptique ou demander à Kamel Ouali de chorégraphier les convulsions d’un Gilles de la Tourette,
ça risque de les crisper encore plus.
Si on prend cette décision c’est qu’en 1518, on croit les danseurs atteints de la Danse de Saint-Guy et le remède rituel voulu par le culte de Saint-Guy, bah c’est ça avec flûtes et tout le tintouin.
Là il faut faire un mini flashback.
Bon en gros dans l’article Le mal de Saint-Vit signée Claire Biquard, chercheur à l’EHESS, on apprend que Saint-Guy, Saint-Vitus en latin (Saint-Vito en Italien (donc Vito Corleone se traduit Guy Corleone)) c’était un ptit sicilien qui s’est bien fait martyrisé la margoulette par des tas de types.
Devenu un saint grâce à sa vdm de martyr, ses reliques pouvaient être utilisées contre des maladies typiques du sud de l’Italie : comme les morsures de tarentules (du nom des araignées trainant autour de la ville de Tarente, dans les Pouilles). Les convulsions nerveuses causées par les morsures d’araignées étaient alors « soignées » par la danse : la tarentelle (oui, ça vient de là). Pour désensorceler les malades quoi.
Les Saints et leurs reliques c’étaient un peu les footballeurs de l’Époque. Les Églises, les clubs. La réputation des reliques de Vitus pour soigner les attaques nerveuses est vite arrivée aux oreilles des grands clubs européens. Du coup au mercato d’hiver les reliques Saint-Guy sont transférées dans la Saxe (grand évêché dans le championnat du SERGE). C’est durant ce transfert au IXème siècle que des guérisons miraculeuses d’épilepsie auraient eu lieu le long du chemin. Et à ce moment que le Saint donna son nom au mal : le mal de Saint-Guy et son traitement : le culte de Saint Guy. Le culte passant par les danses invocatrices, comme la tarentelle.
Guy devient le saint patron des danseurs, ses reliques un lieu de pèlerinage pour les épileptiques et autres convulsionnaires (à ne pas confondre avec le Guy sous qui on s’embrasse au réveillon).
Saint aparté fait, on croit donc en 1518 à Strasbourg qu’il faut faire danser ces malades de Saint-Guy. Mais quand les danseurs commencent à mourir d’épuisement, les cœurs de battre s’arrêter, les Lumières sont obligés de chercher d’autres remèdes. Arrêter le jeu, la prostitution, comme une contrition pénitente ? mouais, marche pas mieux. Les danseurs sont alors emmenés, comme dans une belle techno parade, loin de la ville, dans des monastères perchés où les survivants se seraient enfin apaisés au grand air.
La fête terminée, vient l’heure de trouver un coupable. On cherche les responsable. Au premier rang des accusés, il y a la possible intoxication à l’ergot de seigle, un petit champignon, parasite du seigle, à l’origine du LSD (thèse soutenue par Eugène Backman, auteur de Danses Religieuses dans l’Eglise chrétienne et dans la médecine populaire (1952) relayé par ce papier complet). Mais impossible que l’ergot puisse pérenniser ces danses, fussent-elles des transes psychédéliques.
Regardez cette autre reconstitution historique, la drogue ne fait pas tout, même si Cogito ergot sum foncedé
Sorcellerie, hérésie, rituels d’une secte interdite, la faute aux femmes, à l’époque les théoriciens à défaut d’être intelligents ont le mérité d’être inventifs.
Heureusement un docteur du SERGE qué s’apélorio Paraclese, un peu plus réveillé que les autres, dépossède Dieu et Guy de toute responsabilité. Ces mouvements anormaux, ne suivant aucune logique, il y voit une manifestation neurologique qu’il baptise « chorée », du grec ancien χορεία, khoreía, « danse en chœur » (la chorégraphie, du grec graphé, écriture, est ainsi logiquement l’art de composer la danse).
Cette chorée découverte et formulée par Paraclese est encore aujourd’hui le nom scientifique donné à plusieurs maladies infectieuses du système nerveux entraînant des convulsions. L’ancêtre de troubles nerveux aujourd’hui appelés chorée de Sydenham (dont souffrait Andy Warhol), syndrome des jambes sans repos ou encore maladie de Huntington.
Dans cette hypothèse, Frau et ses danseurs malgré eux n’auraient été victimes que de désordres nerveux. Quid de la contagion ? de tous ces témoignages qui parlent de danse, de transe régulière et non convulsionnaire ?
Si les découvertes de Paraclese restent fondatrices pour la médecine, les manies ne paraissent pas relever du champ médical, il s’agissait de danse, insistent les documents. La seule explication aujourd’hui retenue est celle d’un jeune historien John Waller, défendue dans son essai The Dancing Plague : The Strange, True Story of an Extraordinary Illness.
Selon lui il y a trois facteurs fondamentaux :
- Une détresse psychologique (chaque Manie Dansante survenant après des traumas collectifs, famines, innondations..) comme facteur prédisposant.
- Une contagion culturelle comme facteur déclencheur
- Une crainte pieuse comme facteur de perpétuation
C’est à dire que dans un état de détresse et d’angoisse profonde, une personne rentre en transe, et que le collectif, religieusement, rentre dans la danse, pour conjurer le mauvais sort, soigner le malade. Aggravant son cas et l’hystérie collective. Un peu comme les transes dans les messes évangéliques américaines ou encore des médecines traditionnelles comme le Ndöp au Sénégal où la transe collective est utilisée contre la maladie.
L’effet de groupe est la conclusion la plus logique d’une épidémie sans cause médicale. Les rave party abondent dans ce sens. Danser 3 jours de suite à 5000 dans la boue c’est la faute au speed, ok, mais l’effet de groupe joue son rôle aussi.
C’est une manie dansante contemporaine quoique un tantinet plus rapide. Oui, tout va plus vite depuis qu’on ne danse plus de slow, même les épidémies de danse. NB : Ces manies n’ont rien à voir avec une la Chorée du Sud, aussi appelée le Gangnam Style, qui elle est une vraie plaie.
Le fameux cri de ralliement de la chorégraphe Pina Bausch, prêtresse des danses organiques et convulsionaires, nous offre un joli mot de la fin, comme une clé simple et humaine pour comprendre le mystère des manies dansantes : « Dansez, dansez, sinon nous sommes perdus ! »
PS: il y a eu pire. En 1962, c’est une épidemie de rire qui secoua le village de Kashasha en Tanzanie : des milliers de personnes furent prises de fous rires durant des mois, sans explication. Alors que les Chevaliers du Fiel n’ont jamais été en Afrique. On vous racontera peut-être bientôt pourquoi