La chronique de Jean Rouzaud.
Avec l’énorme récit détaillé de la vie de Bud Powell, Francis Paudras, son protecteur, nous raconte trois histoires à la fois.
Celle de ce New-Yorkais, virtuose, incroyablement doué, ultra rapide et inventif, jamais en paix, mais victime de troubles psychiques graves.
Earl Rudolph Powell (1924-1966) eut 42 ans pour affirmer son génie très particulier, fait de virtuosité et d’improvisations risquées.
Francis Paudras, l’auteur, musicien et graphiste parisien, va vivre avec son héros des histoires cocasses et tragiques, le protégeant des ses démons en permanence, et décrivant ainsi la faune Jazz, regroupée à Paris dans les années 50 : les attitudes de fans de Jazz, aussi bien que les rapports entre les musiciens exilés noirs américains.
Enfin, il nous éclaire sur cette passion folle et soudaine des français
(et des européens en général) pour cette expression Jazz devenue
moderne, du Be-Bop au Free.
Les grands noms défilent : Thelonious Monk, Art Tatum, Dizzie Gillespie, Miles Davis, Ornette Coleman, Charlie Parker, Billie Holiday…
La bande des dieux jazzistiques en pleine ébullition.
Quelques anecdotes et réactions vécues nous en disent long sur les amitiés réelles et les concurrences, non moins chargées d’affect.
Tout y passe : les histoires d’amour, d’argent, de survie, les coups bas et les coups de génie, pour le meilleur et le pire d’un mouvement artistique important, qui sortait la communauté afro-américaine de ses ghettos et de la chape de plomb qui pesait sur elle en Amérique, jusqu’au mouvement des droits civils dans les années 60.
L’héritage classique-romantique du Jazz
C’est avec Maurice Ravel que l’auteur nous guide et nous rappelle que les musiques caribéennes et le Jazz sont avant tout issues des grandes compositions romantiques classiques européennes (!), d’où leur instrumentation ultra-classique : piano, contrebasse, violoncelle, et tous les cuivres (saxophone, tuba, trompette, flûte…). Et bien sûr des mélodies issues du grand répertoire romantique d’Europe, mais avec du rythme, des improvisations, décalages, accélérations ou ralentis qui ont donné toutes les facettes du Jazz !!!
Ensuite, (dans les années 30, 40 et 50), les musiciens européens ont appris du Jazz et de ses inventions, qui ont aidé à moderniser les compositions et donné les musiques atonales, sérielles, électroniques, puis industrielles.
Mais revenons à Bud Powell, éternel enfant craintif, presque autiste, réfugié à Paris, mais sans un sou, idole de New York déchue, proie de tous les escrocs et exploiteurs de son talent affolant : il joue comme un inspiré, en semi-transe, comme absent de lui même.
Scène Jazz, un univers impitoyable
Presque toutes les stars Jazz de cette époque connaissaient le même parcours du combattant ; mal payés, maltraités, harcelés par la police new-yorkaise, emprisonnés pour un joint, battus pour une bouteille…
Environnés d’escrocs, de dealers, de producteurs véreux, de tôliers de bar intraitables, d’indicateurs, de mafieux et de policiers racistes au dernier degré, surveillés et copiés, pillés par des syndicats en leur défaveur, insultés quotidiennement, la plupart de ces virtuoses trouvait une compensation dans leur Art… et dans des drogues diverses.
À Paris, un mini-paradis s’ouvre à eux : on les applaudit, on les aime, on les soutient, on les paie encore mal, mais on les paie ! Malgré leurs disques des années 40-50 devenus des classiques, il faudra encore des années pour que les plus démunis arrivent à vivre décemment.
Musique des nomades et déshérités
L’auteur, Francis Paudras, véritable samaritain, admirateur indéfectible de Powell, sera obligé de l’installer chez lui, fasciné par les capacités hors-normes et les intuitions du médium qu’est Bud Powell, qu’une incorrigible inconscience et une irresponsabilité chronique entraîne dans des catastrophes permanentes, parfois cocasses, mais toujours tragiques.
Je ne suis pas fan de Jazz et même contre l’adoration des blancs devant ces saints apôtres de la musique syncopée ou minimale, qui nous racontent leurs peines et leur fantaisie avec un génie et une classe qui déclenchent l’admiration (et une certaine culpabilité trop tardive).
Leur passion de la musique et leur acharnement à jouer sont à la mesure de leur souffrance, de leur destin d’éternels migrants, d’anciens esclaves que l’on retrouve chez nos tziganes, gitans, romanos… pour une autre musique romantique, agglomérat d’influences, glanées au cours de siècles de voyages forcés de ces déshérités et qui les aide à retrouver leur humanité et leur fierté bafouée…
La danse des infidèles. Bud Powell à Paris de Francis Paudras aux éditions Le Mot et Le reste. 525 Pages. 29 euros
* De nombreux sites sur Bud Powell et Francis Paudras éclairent cette longue saga, entrée dans l’histoire de la musique.
Visuel en Une : artwork de l’album Moon Glow D.R.