A la découverte d’un festival qui bouscule les sonos mondiales.
On lit souvent que Montréal est un vrai village. C’est vrai, et grâce à Touré et à la bande de Nuits d’Afrique, c’est un village plus ouvert et enraciné que jamais.
Mais pour comprendre la puissance de qui a été créé, il faut se souvenir du passé en écoutant les paroles du sage Lamine Touré. On le rencontre une première fois au pas de la porte du club le Balattou, son club qui porte ce nom parce qu’il a été pensé comme Un Bal à Tous. Toutes les personnes qui passent là viennent le saluer avec tendresse, comme on embrasse un patriarche. Le public et les artistes savent ce qu’ils lui doivent.
Ancien danseur et chorégraphe des ballets nationaux en Guinée, noceur et connexionneur qui a d’abord épousé les nuits parisiennes, Touré débarque au Québec un peu par hasard. Il y restera pour d’autres raisons. A l’époque, au mitan des années 70, ils sont une trentaine d’Africains à vivre à Montréal. Ce qui donne l’idée à Touré de créer avec des comparses un lieu culturel d’accueil, pour permettre notamment aux prochains voyageurs africains de ne pas être perdu comme lui l’a été à son arrivée. Ce Café Créole devient un endroit unique : on y mange, on y danse, on y dort, on y apprend aussi à remplir des formulaires d’immigration. Finalement, dépassé par les allers et venues, Touré décide de fermer cet endroit pour ouvrir plutôt un club dédié à la musique : ce sera le Balattou, donc.
On est en en 1985, et l’histoire culturelle de Montréal s’en trouvera changée. Car au Balattou, Touré fait venir Baaba Maal, Loketo, Ismaël Lô, Papa Wemba ou Mahlathini & les Mahotella Queens. Depuis cette salle aux immenses miroirs et aux ondes feutrées, c’est la sono mondiale qui rayonne. Mais Touré rêve encore plus grand et encore plus ouvert. Alors, avec Suzanne Rousseau qui l’accompagne depuis toujours au Balattou, ils imaginent un festival : ce sera les Nuits d’Afrique dont la première édition a lieu un soir de juillet 1987.
Dès son principe, et aujourd’hui encore, ce grand évènement s’adresse certes au public montréalais réputé pour sa curiosité mais surtout aux enfants de la diaspora déracinés. Avec ses concerts, en plein air ou dans d’élégantes salles, son marché Tombouctou, ses ateliers, ses stands de restauration sénégalais, mauricien ou guadeloupéen, ce sont de véritables nuits africaines qui prennent corps au centre de Montréal, sur l’Esplanade Tranquille. Et lorsque les pelouses débordent de gens si différents, venus par exemple acclamer gratuitement l’iconique Yemi Alade, on comprend l’immense fierté de Touré, Suzanne Rousseau, Sépopo Galley et toutes les équipes du Festival.
En 35 ans, beaucoup de choses ont évolué, dans l’industrie musicale mondiale comme dans la programmation du festival et aujourd’hui, Nuits d’Afrique se fait l’écho de toutes les musiques afro-descendantes : de la samba à l’afrobeats, de la cumbia aux chants mandingues. Alors, en 2023 par exemple, on entend des groupes et artistes comme Sidi Wacho, El Balcon, Blick Bassy, Angélique Kidjo, Delgres, Jah Observer, Seckou Keita, Lavanya, Rebecca Jean, Paulo Ramos, Waahli, The Bongo Hop & Nidia Gongora, Ayrad, etc. Et il faut discuter avec certains d’entre eux pour comprendre comment le festival et les productions Nuits d’Afrique ont changé leur carrière et donc leur vie.
A quelques heures de son concert au Balattou, dans le cadre du Festival des Nuits d’Afrique, Lavanya nous raconte. Elle a grandi à Sherbrooke, fille d’immigrants d’Inde du Sud. Avec son père, musicien, elle découvre et apprend les classiques et fondamentaux du chant carnatique. C’est aussi à l’occasion d’une leçon en famille qu’elle ressent son premier frisson musical : au son pincé du tampoura, elle est prise d’une émotion dont elle ne se remettra jamais. La musique l’ancre, lui donne le souffle dont elle a besoin. Des années plus tard, la voici prête à monter sur cette petite scène qui a une grande histoire, entourée des musiciens qui composent son projet. Car Lavanya aime les rencontres. En 2013, avec une trentaine de musiciens du monde entier mais vivant à Montréal, elle compose Dharani, un disque qui dit la Terre dans son entièreté.
On y entend des sonorités brésiliennes, haïtiennes, maliennes et indiennes aussi. Lavanya, qui a le privilège de travailler à l’année en tant que docteur aux côtés de personnes exilées (pour reprendre ses mots sur scène), s’intéresse aux contrastes des traditions musicales. Alors que la musique indienne est modale, construite autour d’une tonique fixe, elle est tombée en amour avec les harmonies, les variations, les mots qu’elle ne connaissait pas encore. Aujourd’hui, elle chante dans différentes langues, accordée avec une kora, des tabla, une guitare, etc, sur des rythmes caribéens, ouest-africains, indiens. C’est syncrétique et c’est sa manière, douce mais puissante, d’en appeler à l’ouverture d’esprit et des frontières. Un message qui résonne plus que jamais avec l’idée fondamentale des Nuits d’Afrique. D’ailleurs, Lavanya sait combien la scène métissée de Montréal, qu’elle évoque comme une famille, a été structurée grâce au Festival et au Balattou. La plupart des musiciens avec qui elle collabore ont bénéficié, eux aussi, du soutien et du regard bienveillant de Touré et Suzanne Rousseau.
Depuis 1987 existent également les Productions Nuits d’Afrique qui organisent à l’année des concerts et proposent un tremplin : les Syli d’Or de la musique du Monde. Avec Sépopo Galley, responsable de la programmation du festival et des productions, nous comprenons que cette compétition, où le public est jury et qui permet à tous de se professionnaliser et aux gagnants de participer au festival, est un laboratoire pour cette scène musicale montréalaise. C’est là que se s’inventent aussi de nouveaux langages musicaux et de nouvelles traditions.
Nous rencontrons El Balcón, un groupe qui a été demi-finaliste des Syli D’or et se produit sur une des scènes en plein air et qui incarne à merveille ces redéfinitions. Dans ce collectif qui vit à Montréal mais rassemble des musiciens aux origines diverses, tout se discute. Et si à leurs débuts, ils aiment jouer avec l’esthétique, les références et les codes du son jarocho mexicain, aujourd’hui ils s’amusent aussi à les frotter aux rythmes des Balkans, orientaux, latins et à toute autre nouvelle idée qu’ils auraient. Résolument moderne, El Balcon essaie de déconstruire beaucoup de choses : des standards par lesquels ils ont commencé auxquels ils accolent des paroles contemporaines et des nouveaux arrangements à la notion même de musique traditionnelle. Pour eux, les réinterprétations, les métamorphoses, les improvisations sont signes de vitalité d’un folklore, tandis que les certitudes et la rigidité l’abîment. Cette philosophie, appliquée aux traditions musicales, fait d’eux d’audacieux explorateurs et des travailleurs acharnés.
Il faut voir El Balcón sur scène pour entendre tout leur talent et leur originalité : ils ont en eux un feu qui rappelle les fandangos mexicains et toutes les fêtes où la musique est populaire, et contagieuse, avec un supplément d’âme et de sel qui ne ressemble qu’à eux. Pour leur prochain et quatrième album, d’ailleurs, ils ne composent plus que des chansons originales qui sonneront comme l’aboutissement de toutes les routes empruntées par le groupe depuis ses débuts.
Quand on évoque le symbole qu’incarne Nuits d’Afrique dans ce parcours, Valeria de Marre, voix du groupe et originaire du Mexique, nous dit l’émotion ressentie en découvrant les affiches du Festival. Arrivée il y a 15 ans au Québec, elle a mis des années avant de se sentir chez elle ici. La question de l’intégration – culturelle, linguistique ou sociale – peut être violente, ici aussi. Alors de voir une ville comme Montréal l’accepter et afficher son travail et son nom, les reconnaître et les célébrer en lui donnant la possibilité de jouer sur une des plus grandes scènes en plein air, l’apaise et la rend heureuse. La suite pour le groupe ? Jouer le plus possible, partout dans le monde : car chaque spectacle vient enrichir le chœur de ce groupe qui, comme un balcon finalement, ouvre toujours sur l’ailleurs.
Et Nuits d’Afrique est pour cela aussi un catalyseur de carrière. Hamza Abouabdelmajid, du groupe Ayrad, a vécu plusieurs vies. La première a commencé dans la vieille médina de Fès, au son de musiques arabo-judéo-andalouses, telles que le gharnati, mais aussi avec du blues, du jazz ou du raï. La seconde a commencé en 2005, quand il s’installe avec son frère au Plateau Mont-Royal, un quartier connu pour rassembler des artistes, et qu’il découvre un réseau d’entraide joyeux et des sonorités nouvelles. Là, son frère Khalil monte Bambara Trans, un groupe qui fera ses débuts à Nuits d’Afrique, et pour lequel il écrit des paroles. Et puis de fil en aiguille, Hamza trouve la confiance pour monter son propre projet. Et lui, pour qui l’album Un, Deux, trois soleils, réunissant Rachid Taha, Khaled et Faudel est une référence, rêve d’un projet du genre. Pas tant pour sa propre carrière, d’ailleurs Hamza est avocat quand il ne fait pas de la musique, mais pour l’ambition musicale sans aucune barrière, quelque chose qui sonne authentique et nouveau à la fois et emporte sur son passage les préconçus.
Alors il prend le temps d’imaginer un projet sur-mesure et recrute des musiciens qui, parce qu’ils ne ressemblent pas à ce qu’il connaît déjà, l’intéressent. Dans Ayrad, traduction berbère de son prénom, il y aura un hautbois, une basse, un violon, des percussions et aucune frontière infranchissable. Hamza chante souvent l’amour et la joie mais rappelle que le raï est un chant pour nommer l’indicible et le tabou, et qu’il s’en inspire quand il donne de la voix à propos des injustices.
Dans ses mélodies et ses thématiques, Ayrad avance guidé par le cœur et en suivant des valeurs qui sont aussi celles de Nuits d’Afrique. D’ailleurs quand Hamza parle de Touré, il rappelle combien il est un père spirituel qui a inspiré toute une génération d’artistes afro-descendants de Montréal et éduqué tout un public aussi. C’est ce qui rend les spectacles de son festival, et notamment celui d’Ayrad, si joyeux et si chaleureux : la confiance et la chaleur portent les artistes.
Et notamment les tout jeunes groupes. Abondance, c’est un projet dont vous ne trouverez pour l’instant aucune captation sinon celle de leur passage au Syli D’Or qui a été récompensé. Un groupe dont le cœur se partage entre les Antilles françaises et Montréal où les musiciens se sont rencontrés autour de l’idée de conjuguer leur amour pour les musiques traditionnelles guadeloupéennes et martiniquaises et leur passion pour le l’amplitude électronique. Parmi leurs références, Kassav, Eugène Mona ou Disclosure dont ils admirent l’énergie contagieuse. Et grâce à Nuits d’Afrique, qui les a indirectement poussés à se professionnaliser pour envoyer une maquette au Syli d’Or, Abondance a découvert qu’eux aussi ont entre les mains de quoi faire chalouper et vibrer des foules, même un mardi après-midi.
Ce même mardi où l’on découvre, sur l’Esplanade Tranquille, des chants de gorge. Traditionnellement, nous expliquent Kathy Aputiarjuk et Annie Gordon de la Nation Inuit, ces katajjaq comme on dit en inuktitut sont des jeux que les femmes pratiquaient pour le plaisir. Une compétition récréative mais un pilier des cultures autochtones qui a risqué de disparaître puisqu’interdite, comme tant d’autres choses, par les missionnaires. Et puis, grâce à internet notamment et à une prise de conscience salvatrice, la jeunesse s’est ressaisie de son histoire et de cet art si particulier qui n’existe que s’il est pratiqué dans la vie quotidienne. Et si Kathy Aputiarjuk et Annie Gordon performent à Nuits d’Afrique pour représenter les traditions inuit et les menaces qui pèsent sur elles encore à chaque instant, elles pratiquent aussi le katajjaq quand elles se baladent ou quand elles ont besoin de respirer.
Les deux jeunes femmes, qui arborent des tatouages inuit sur le visage et sur les mains, nous racontent un chemin de transmission inattendu : c’est auprès d’une professeure qu’elles ont appris à chercher au fond de leur ventre, de leur diaphragme et de leur gorge cette puissance et ces variations de ton. Et c’est elles qui ont ensuite enseigné à leurs tantes ou à leurs mères comment reprendre possession de leur corps. La puissance de leur spectacle surprend, mais prend tout son sens dans la programmation de Nuits d’Afrique.
Et si nous avions un doute, Sépopo Galley nous le confirme : au-delà de son nom, ce sont toutes les racines, et notamment celles autochtones du Canada, qui sont invitées à se développer au festival. Et alors que l’on repart en France les bras chargés d’inspirations, on devine que grâce à Nuits d’Afrique de nouvelles traditions ont vu le jour, ce qui est une des plus belles manières de marquer l’histoire.