Sortie sur le label Analog Africa, une compilation raconte le son oublié d’un pays où la musique apaise les humeurs.
La plupart des disques que vous écoutez chaque jour (que vous le fassiez en streaming ou en physique) répondent à un processus d’enregistrement relativement similaire, et relativement simple. Le groupe / l’artiste lui-même, le manager, la maison de disques, réserve un studio pour deux, trois, quatre, cinq jours, où il sera question de « mettre dans la boîte » ce que l’on avait jusqu’ici « dans la tête ». Les plus chanceux et / ou ceux qui ont déjà un peu de bouteille en possèdent parfois un personnel, de studio, et le processus d’enregistrement s’en trouve, dès lors, encore facilité. Il y a la question du home studio, aussi, et de ces disques fabriqués à domicile par des producteurs qui ont pris l’habitude de tout faire avec leurs moyens à eux. Do it yourself.
Et puis il y a les disques qui, au contraire, naissent dans la douleur, et arrivent dans vos tympans par la grâce d’un courage insoupçonné, rare, téméraire. La nouvelle compilation du label Analog Africa (Mogadisco : Dancing Mogadishu, 1974–1991) fait partie de ceux-là. Le label, fondé par un Tunisien devenu résident allemand (Samy Ben Redjeb, actuellement basé à Francfort), réédite depuis bientôt quinze ans quelques-uns des disques les plus fascinants ayant trait, de près ou de loin, aux cultures africaines (du Ghana, du Cameroun, ou de la ville amazonienne de Belém). Certaines de ces rééditions répondent à des problématiques auxquelles on n’a pas l’habitude d’être confrontés dans nos régions globalement sécurisées.
Le groove malgré la guerre
En 2016, Samy Ben Redjeb décide en effet de se rendre dans la capitale somalienne, Mogadiscio. Sacré voyage. Depuis 2006, le pays est confronté à une crise politique gravissime, qui oppose, pour faire simple, bien que rien ne le soit, le gouvernement fédéral somalien à divers groupes islamistes. Il est question de ferveurs séparatistes, d’attentats qui n’en finissent pas, de la mission de l’Union africaine installée en Somalie afin de tenter la stabilisation du pays.
En arrivant à Mogadiscio, et bien que le voyage ait naturellement été préparé au préalable (on ne débarque pas dans un territoire en guerre comme ça, pour y faire des balades et prendre la première avenue qui arrive en espérant y trouver un Office de tourisme), Samy Ben Redjeb se confronte à la dure réalité du pays. Chaque matin pour se rendre aux archives de Radio Mogadiscio (la station de radio publique fondée sous la colonisation italienne en 1951 et objet, depuis, de luttes féroces entre les diverses factions politiques du pays), Samy est entouré de soldats armés de kalachnikovs, dépendant du Ministère de l’information, des postes et des télécommunications. Les fusils automatiques qui ne font pas tâche du tout dans le panorama du coin, c’est juste au cas où. Ça n’en reste pas moins très impressionnant.
Pourtant, Samy fait fi du contexte complexe dans lequel il vient d’atterrir. Et parvient, par miracle, à se recentrer sur l’objet initial de son voyage : la musique. Et tant qu’à faire, la plus bizarre et la moins formatée que l’on pourrait trouver dans ce pays d’Afrique de l’Est, bordé par le géant Océan Indien et étiré entre le Kenya, l’Éthiopie, Djibouti.
« Musique étrange »
Dans les archives, Samy passe alors des journées entières à fouiller dans des piles de cassettes et à écouter des bobines poussiéreuses. Son objectif ? Trouver, ici dans l’oubli, ce qui a fait jadis groover la Somalie, et ce qui circulait, surtout, à contre-courant. La tâche est ardue, mais s’éclaire lorsque, dans l’ombre, il tombe sur une pile d’enregistrements qui traîne, et à laquelle personne n’a jamais vraiment pris le temps de s’intéresser. Le colonel Abshir, employé principal et le protecteur des archives de Radio Mogadiscio, lui parle de « musique étrange ». Circulez, rien à voir ? L’inverse plutôt, puisque l’étrange, c’est justement ce qu’il cherche.
Il entre alors dans une histoire à peine croyable, celle d’une Somalie qui, dans les années 70, plongea la tête première et les pantalons resserrés dans la vague disco, et dans une capitale où, bercée notamment par les pas de danse lunaires d’un certain Michael Jackson, quelques boîtes de nuit jouaient cette musique qu’on entendait partout dans le monde, et qu’on interprétait parfois, aussi, par le biais de formations locales. Quelques hôtels de luxe (Jubba, Al-Uruba et Al Jazeera) furent aussi créés afin d’accueillir les Occidentaux de passage à Mogadiscio, et comme le précise Analaog Africa, « beaucoup des chansons présentées dans cette compilation furent créées dans ces lieux ».
Mogadisco : Dancing Mogadishu, 1974–1991 : la compilation était née. Ne restait qu’à contacter ces musiciens somaliens, exilés pour la plupart loin d’une contrée en guerre depuis les années 90. Parmi ceux-là, vous en connaissez peut-être déjà quelques-uns. Ceux du projet Dur-Dur Band sans doute (le « groupe du Printemps », en langue somali), groupe de funk psychédélique (le seul groupe « live » actuel originaire de Somalie) dont les membres sont désormais installés à Londres et qui avaient fui le pays au moment où, en Somalie des factions intégristes assassinaient ceux qui avaient tendance à un peu trop aimer l’art, la culture, la musique. Dur Dur of Somalia, une compilation racontait déjà cette formation en 2018, et confirmait l’attention toute particulière portée par le label Analog Africa à ces musiques d’un pays plongé, aujourd’hui encore, dans une crise terrible. Bravo ainsi à ceux qui prennent le temps, ici ou ailleurs, de remettre dans la lumière ces témoignages-là. Dans un pays plongé depuis aussi longtemps dans l’ombre, c’est d’autant plus essentiel.
Visuel en Une © Iftin Band