À Reims, cet écrivain et infirmier clame sa colère contre l’obsession de rentabilité « sortie des cerveaux détraqués de technocrates ignobles », incluant une « tarification à l’acte », qui plombe les services hospitaliers entre burn-out et turn-over.
« Tu es né d’où ? D’une cuisse innocente de femme et d’un sexe mâle qui puait l’alcool. Tu es né d’où ? D’un grand drap sali de vomissures et d’impuretés. Ton géniteur, ton père devenu une infamie… Ta mère en larmes, ta mère pleine de douleurs. La liberté. Amère liberté. » Noir c’est noir. Paru en janvier aux éditions Au Diable Vauvert, Erostrate for ever, le dernier livre d’Aïssa Lacheb court dans les cendres d’une humanité en voie d’extinction, qui mérite de finir au bûcher. Le titre, lui-même, allume la mèche : on se souvient de ce jeune Grec, Erostrate, qui cherchait à tout prix la célébrité et ne trouva rien d’autre pour l’obtenir que de mettre le feu à l’une des sept merveilles du monde, le temple d’Artémis à Ephèse, quatre siècles avant Jésus-Christ. Objectif atteint puisque, comme le nota Sartre, tout le monde a oublié le nom de l’architecte.
Dans son temple de papier, dans ce roman choral qui rassemble cinq histoires liées entre elles par les fils du désespoir, Aïssa Lacheb chante les heures sombres des descendants brisés, barjos ou balourds d’Erostrate. En témoigne ce malheureux rejeton d’alcoolo, incapable de résister à l’atavisme de la bouteille, le temps d’un terrible portrait, hallucinant de haine de soi, qui mériterait d’être lu par l’auteur à voix haute, en public. « Marche de travers et dégueulis par terre ! Il faudrait que tu le ramasses, ce dégueulis, car c’est ton âme répandue là. Ramasse ton âme, ramasse-la, enfouis-la profondément dans tes poches, tu l’étaleras chez toi, tu la contempleras… Ceux que tu croises, tu leur fais peur. » Idem pour un autre personnage, cette Anaïs qui, gamine, présentait déjà des troubles du comportement et qui, adulte, croise la route d’une michetonneuse folle-furieuse, dominatrice d’occasion qui pille et pilonne de lamentables magistrats. Sans oublier tous les visages tordus et les vers grouillants du « monde de morts » de l’ultime récit, fascinant, conté par un pauvre comptable, Archibald Pimpon qui, renversé par une bagnole, termine sa course aux urgences d’un hôpital infernal.
Quelle vision d’avenir attendre, alors, de la part de cet écrivain de 57 ans, condamné en 1990 pour le braquage d’une banque à main armée (qui ne fit aucun blessé), devenu infirmier après dix ans de prison, auteur en 2001 du très remarqué Plaidoyer pour les justes applaudi par Virginie Despentes – et qui depuis écrit sans relâche ? « NO FUTURE », rugissait-il déjà sur cette antenne il y a quinze jours.
Revoici donc Aïssa Lacheb, qui rêve d’un hôpital public débarrassé de l’obsession de rentabilité « sortie des cerveaux détraqués de technocrates ignobles », qui pourrait « un accueil digne de ce nom, une démarche de soins expliquée aux malades et aux blessés quand ceux-ci sont en mesure de l’entendre, des services largement pourvus en personnel soignant et en matériel technique, des infirmières et des médecins qui ne se font plus cracher à la gueule par des patients ou des familles exaspérées de tant d’incurie, voire de mépris ».
Pour écouter la précédente gueulante excellente d’Aïssa Lacheb, c’est ici : https://www.nova.fr/news/aissa-lacheb-demain-on-se-chiera-sur-la-gueule-on-se-bouffera-le-ventre-la-terre-nous-vomira-126736-02-02-2021/
Réalisation : Mathieu Boudon. Enregistrement : Benjamin Macé.
Image : Hippocrate (la série), de Thomas Lilti (2018).