L’artiste originaire de Laon renverse les codes en dirigeant le spectacle “Danser Ensemble”, qu’elle a créé pour raconter ce qui constitue son monde. Au Carreau du Temple, à Paris, sa troupe de danseurs l’a suivie pour partager son récit au public du Festival Everybody.
“On va se mettre par deux, et on change de binôme !” À l’échauffement aussi, c’est Alice Davazoglou qui dirige. Sur sa gauche, quatre danseurs entrelacés se détachent les uns des autres pour respecter les ordres. À sa droite, ceux qui forment une ronde plus grande prennent plus de temps à se séparer. C’est que les couleurs de leurs t-shirts verts, jaunes, bleus s’accordent trop bien pour ne pas rester ensemble. Vingt centimètres au-dessus de leurs cols multicolores, leurs oreilles s’attachent aux lèvres de ceux dont l’humeur est rieuse. Alice est dans le même état d’esprit mais l’échauffement qu’elle a prévu doit être mené à son terme. Lorsqu’un bavardage dure trop, la chorégraphe réagit : “Allez, concentrez-vous!”
“En tant que trisomique, j’aimerais que tout le monde sache que moi aussi, je peux chorégraphier.” Alice Davazoglou, 39 ans, tient à inverser une tendance. “On voit souvent des valides faire danser des handicapés, observe la danseuse. Cette fois, c’est moi, handicapée, qui fait danser des valides, en mixité de genre et d’âge.”
Ils s’appellent Mickaël Phelippeau, Bruce Chiefare, Lou Cantor, Marc Lacourt, Gaëlle Bourges, Nathalie Hervé, Xavier Lot, Béatrice Massin, Bérénice Legrand et Alban Richard. Ils mesurent entre un mètre cinquante et un mètre quatre-vingts, ont des cheveux blonds, bruns ou blancs, sont à pieds-nu ou portent des chaussures qu’ils pourraient s’échanger. Ils pourraient être désignés comme un groupe de danseurs, mais lorsqu’on lui demande qui ils sont, Alice Davazoglou tient à une chose : “les citer un à un parce que je suis reconnaissante qu’ils m’accompagnent dans mon projet.” Ce devoir qu’elle s’impose, elle ne le met pas en œuvre uniquement lorsqu’elle parle du spectacle. Sur scène aussi, leurs noms et leurs histoires existent. L’un des premiers tableaux commence notamment par une énumération, interprétée par Mickaël Phelippeau, de celles et ceux dont on s’apprête à voir s’agiter les corps. “Lou, tu t’appelles Lou grâce au poème d’Apollinaire, mais petite, tu préfères écouter Pierre Perret.”
Chansons à texte
Les notes de piano en arpège résonnent dans une des parties de la salle principale du Carreau du Temple, plongé dans le noir. La voix de celui que tant connaissent pour la chanson “Toi + Moi”, diffusée sur les radios populaires en 2008, se fait alors entendre. “Mon handicap, c’est pas mes jambes. Même si je boîte, même si ellestremblent.” Le spectacle a commencé. Le La est donné. Quand on est amoureux, c’est vrai, on écoute ceux qui chantent l’amour. Quand on est handicapé, Alice Davazoglou est claire : “Pourquoi ne pas mettre cette chanson de Grégoire qui parle ouvertement de ce que je suis ?”
Forrest, de Soprano, est l’autre chanson que l’artiste originaire de Laon a tenu à mettre en valeur dans Danser Ensemble. “J’aime qu’il utilise le mot ‘différence’.” Alice reprend : “Il y a aussi des différences entre nous, les personnes handicapées.” La référence de Soprano au titre du film Forrest Gump, éponyme de son personnage atteint d’autisme, n’échappe à personne. Forrest et Alice, ensemble dans leur différence, ne se ressemblent pas pour autant. Leurs maladies diffèrent. “Il y en a qui sont aveugles, d’autres qui sont sourds, d’autres en chaise roulante… Il faut s’en rappeler.”
“Trisomique normale mais ordinaire”
Les mouvements choisis sur scène s’inspirent de dessins de la chorégraphe. Dans une autre partie du Carreau du Temple, une ribambelle de feuilles est accrochée sur les murs. Avec de simples crayons ou des feutres de différentes nuances de couleurs, la dessinatrice et chorégraphe a représenté son corps en mouvement avec des contours noirs. D’autres dessins représentent les artistes qui travaillent à ses côtés. “Les images qu’on voit des autres partent de photos d’eux, que j’utilise en modèle pour mes dessins, qui se transforment en mouvements sur scène.”
En dessous des dessins, sur une plaquette de présentation d’Alice, le titre est le suivant : “Je suis trisomique normale mais ordinaire.” Cette phrase, c’est sa femme, Agathe Lacorne Davazoglou qui la dit à Françoise, la mère d’Alice. Cette dernière travaille sur son sujet de terrain dans le cadre d’un Diplôme Universitaire à Paris 8, qui s’appelait à l’époque où elle y était, en 2012, Techniques du corps et monde du soin. Son sujet tourne autour de la création de l’Association Art 21, qu’elle a créée avec Alice et qui accompagne l’existence du spectacle Danser Ensemble. “J’ai trouvé que cette phrase renversait le point de vue habituel du handicap comme quelque chose d’extra-ordinaire, et qu’effectivement face à moi j’avais une jeune femme avec un quotidien ordinaire”, se rappelle Françoise.
La Genèse d’Art 21 est simple. À trente ans, Alice, qui a évolué dans des établissements scolaires non spécialisés, souhaitait rencontrer des gens qui lui ressemblaient. Elle aimait la danse. Art 21 a été créé pour répondre à cette demande. Depuis, l’association organise des ateliers artistiques avec des personnes en situation de handicap mental. Sa famille et des amis se joignent à l’aventure pour animer ou participer à des ateliers.
Les liens
Ses artistes, Alice les connaît. Nathalie Hervé et Gaëlle Bourges, par exemple, adorent la Boum. Alors Alice les appelle les Sophie Marceau. Et puis, étant tout bonnement Sophie Marceau, Alice leur a laissé le droit, à elles aussi, de se raconter. Sur Dreams are my reality, un casque sur les oreilles, face au public, sans écran pour les en séparer, leur moment de gloire est arrivé. En plein slow, c’est à leur tour de vivre ce moment de cohésion qui a fait rêver des générations d’adolescents.
Hormis Mickaël et Lou, chaque binôme sur scène est du même sexe. Elle-même amoureuse d’une femme, peut-être qu’Alice raconte ce pan de sa vie. Lorsqu’elle danse son numéro avec ses dessins autour d’elle en criant stop, nul doute que c’est son monde intérieur qu’elle expose. Dans les gradins, sa femme Agathe sèche ses larmes lorsque la danse finale a lieu. “C’est des larmes de bonheur”, souffle-t-elle. Face à elle, Alice, Mickaël, Bruce, Lou, Marc, Gaëlle, Nathalie, Xavier, Béatrice, Bérénice et Alban lancent le clou du spectacle sur une musique chère à son cœur : Évidemment de Kendji Girac. “C’était la musique de notre mariage”, racontent les deux femmes. Dans sa galerie photo pleine d’images des spectacles d’Alice, qu’elle photographie, Agathe retrouve une photo de ce jour de 2022 où elles se sont dit oui. En robes blanches, mains dans la main, deux femmes apparaissent, normales et ordinaires.
Festival Everybody
Du 14 au 18 février 2025
Carreau du Temple
2 rue Perrée 75003 Paris