Lorsque l’un des plus célèbres DJ ukrainiens part combattre les séparatistes pro-russes du Donbass.
C’est l’un des DJ les plus reconnus d’Ukraine. Amateur de drum’n’bass, Anatoly Tapolsky mixait depuis vingt ans lorsqu’il a décidé de manier la gâchette. Il s’est produit dans les clubs les plus en vue de Kiev, Moscou, Saint-Pétersbourg. Jusqu’à ce que la guerre éclate en 2014. Rencontre.
Attablé à Yaroslava, – le restaurant où déguster les meilleurs pirojkis de Kiev -, Anatoly Tapolsky a, à première vue, tout du hipster que l’on pourrait croiser au sein de la capitale ukrainienne, lorsqu’on le rencontre pour la première fois. Jean, pull noir, petite barbe de deux jours, tatouages recouvrant ses bras. À aucun moment, on ne pourrait imaginer que ce DJ, l’un des plus réputés d’Ukraine, était sur le front, kalachnikov en main, il y a encore quelques mois. Si ce n’est lorsqu’on croise son regard. Des yeux bleus perçants mais fuyants, emplis de mélancolie, qui demandent à ce qu’on ne leur prête pas trop d’attention.
Je ne suis pas un héros
« Je ne suis pas un héros », lâche ce quarantenaire, mal à l’aise. « J’ai juste fait ce qu’il me paraissait normal de faire. » À savoir : partir bénévolement combattre les séparatistes pro-russes du Donbass, région à l’est du pays, frontalière de la Russie. En avril 2014, ces insurgés autoproclament leur indépendance vis-à-vis de Kiev et affirment vouloir être rattachés à Moscou. Une guerre de positions qui, en près de quatre ans, a déjà fait 10 000 morts et 20 000 blessés. Le gouvernement ukrainien dénombre près de 250 000 vétérans.
La révolution de Maïdan, qui s’est achevée dans le sang en février 2014 avec la mort d’une centaine de manifestants, a chassé du pouvoir le président Viktor Ianoukovitch, proche du Kremlin. Une victoire qu’Anatoly et les Ukrainiens paient cher. En mars, un référendum approuve à 97% le rattachement de la Crimée à la Russie. L’escalade des tensions ne fait que commencer. C’en est trop pour Anatoly Tapolsky. « On a assisté, impuissants, à l’annexion de la Crimée. Il n’était pas question qu’il en soit de même dans le Donbass, la région où j’ai grandi, où j’ai mixé des centaines de fois », explique-t-il tristement.
Des soirées dansantes au froid des tranchées
Comme des milliers de citoyens ukrainiens issus de la société civile, qu’ils soient architectes, avocats ou chanteurs d’opéra, Anatoly quitte tout pour défendre sa patrie. Déjà, durant Maïdan, il « collecte des pavés, fabrique des cocktails Molotov que je lançais sur les Berkouts, ces membres de la police antiémeute qui n’ont pas hésité à tirer sur nous. Un vent de liberté et d’espoir soufflait sur le pays », se remémore le DJ. Il n’a pas attendu de recevoir une lettre de convocation de l’armée pour prendre les armes. L’institution, jusque-là corrompue et en sous-effectifs, est secondée par de nombreux bataillons de volontaires. L’un de ceux qu’Anatoly rejoint. Il se retrouve sur le front en juillet 2015.
« J’ai vécu à Dnipro (ville à 500 km de Kiev) jusqu’à mes seize ans. Mon ex-compagne vient aussi de cette région. Je ne voulais pas que notre fille ne puisse plus aller là-bas. » Lui qui se définit lui-même comme un « sociopathe », affirme ne jamais avoir eu peur. « Le pire qui pouvait m’arriver, c’était de mourir », glisse-t-il d’un ton sarcastique. Pour lui, rien de plus normal de mettre sa carrière entre parenthèses pour participer à l’effort de guerre. Normal de démissionner de Kiss FM, la radio en vogue à Kiev pour laquelle il travaillait aussi depuis dix ans. Tant pis si son entourage ne le comprend pas toujours.
Pour les autres soldats, j’étais riche, ils ne comprenaient pas ce que je faisais là
Ses camarades d’armes, notamment, ont multiplié les critiques lorsqu’ils ont découvert sa profession. « La plupart des soldats avaient vingt ans tout au plus. Ils ne comprenaient pas ce que je faisais là », regrette-t-il . « On était dans des villages, des petites villes, loin des soirées et des clubs branchés. Pour eux j’étais riche, populaire, j’avais tout pour être heureux à Kiev. C’est comme ça qu’ils rêvent leur vie. Mais pour moi, l’essentiel est ailleurs. Seuls les officiers et le commandant en chef de mon bataillon savaient ce que je faisais dans le civil », raconte-t-il, réservé. « Un matin, un des soldats m’a reconnu. Il m’a dit : ‘j’allais dans vos soirées quand j’avais la vingtaine. Je suis même venu exprès vous voir mixer à Dnipro il y a 15 ans ! »
Les deux hommes ne se sont plus quittés. Son ami Konstantin [le prénom a été modifié, ndlr] lui loue aujourd’hui à petit prix un appartement pour 2000 hryvnia par mois (environ 70 euros) depuis son retour du front. Anatoly Tapolsky, comme la majorité des vétérans du Donbass, ne perçoit pas d’aides de l’État, « tout juste quelques tickets de métro ».
Même si depuis avril, le DJ anime tous les lundis une émission sur Radio Army FM dans laquelle il fait découvrir les nouveaux talents ukrainiens, l’argent manque. Il ne s’en plaint pas. Il préfère se concentrer sur la nécessité d’unir le pays. « Ne soyez pas trop dur avec moi, demande-t-il à ses auditeurs, gêné, lors de son premier direct entièrement en Ukrainien, je me mets tout juste à l’Ukrainien ». Comme beaucoup, Anatoly Tapolsky était russophone. Mais l’Ukraine a lancé une politique de décommunisation : une réappropriation de ses origines ukrainiennes, par la langue, par la culture, par l’histoire. Anatoly a bien l’intention de manier d’autres outils pour continuer le combat. Cela passe par la musique. « Je refuse de mixer en Russie tant que le pays occupera illégalement ma terre. C’est politique. Il ne faut pas haïr tous les Russes évidemment, je fais la distinction entre les habitants et le pouvoir, mais je ne peux pas me produire dans un pays qui oppresse les miens. »
Visuel en Une : (c) Rafael Yaghobzadeh