On a échangé avec le photographe Romain Etienne, qui expose à Lyon son travail sur les scènes souterraines.
Membre du collectif de photographes item, Romain Etienne documente depuis plusieurs années le rythme des scènes underground et marginales. Il immerge son appareil dans les tiers-lieux de la région lyonnaise, au plus près des corps fiévreux des musiciens et de leur public. Un univers militant, rageur, joyeux, dont il témoigne en images par un noir et blanc aussi puissant que l’énergie de ses protagonistes.
Son travail « One foot on stage » est exposé ce mois-ci à l’ENSSIB, lieu d’enseignement des sciences de l’information à Villeurbanne, qui offre régulièrement ses murs à la photographie documentaire.
On travaillait au quotidien à côté des espaces de répétitions, en dessous de nous il y avait une salle de concert
Comment est né ce projet ?
Romain Etienne : C’est une démarche personnelle et documentaire. En réalité c’est même une vraie immersion. Pendant un peu plus de dix ans j’ai vraiment navigué et vécu au rythme de ces personnes-là. Je suis un gros consommateur et amateur de musique live. Le collectif item, dont je fais partie, a également eu l’occasion d’être résident dans un espace de travail un peu précaire, le Grrrnd Zero à Lyon. On travaillait au quotidien à côté des espaces de répétitions, en dessous de nous il y avait une salle de concert… Quand j’ai commencé j’avais 25 ans et pour moi ça a été un moyen de découvrir des champs musicaux nouveaux.
Pourquoi avoir choisi ces lieux ?
Romain Etienne : Car ce sont des lieux qui se veulent conviviaux, accessibles. La plupart des lieux que j’ai fréquenté sont des endroits où on peut entrer à prix libres ou à des prix qui dépassent rarement les 10€. C’est un milieu qui cherche à se détourner d’un monde très industriel et lié à la consommation. Il est porteur de valeurs politiques fortes, autour du mouvement Do It Yourself (DIY).
Par exemple, GrrrndZero a commencé à squatter un espace dans le quartier de Gerland à Lyon pour alerter la mairie et dire son besoin d’espace. A force de négociations ils ont trouvé des bâtiments libres pour un bail précaire, en attendant que le bâtiment soit détruit et qu’ils doivent se déplacer ailleurs. Ces collectifs utilisent des interstices d’espaces inoccupés pour proposer des alternatives, avec le plus de proximité possible.
Quelle est ta vision de ce mouvement ? Comment parviens-tu à traduire ces valeurs dans tes images ?
Romain Etienne : C’est un mouvement qui tire ses origines dans plein de domaines. Dans mon travail je me suis intéressé notamment à Jello Biafra, chanteur américain, ancien membre des Dead Kennedys, un groupe de punk des années 80. Il utilise la musique et la scène comme une véritable tribune politique. Tous ses propos sont hyper engagés, à une époque c’était contre les engagements de son pays au Vietnam, puis en Irak. Son pseudonyme fait d’ailleurs référence à l’intervention américaine au Biafra. Il milite pour ses propres réseaux musicaux. Son message c’était : « N’attendez pas que des labels viennent vous chercher, créez vos propres labels pour pouvoir être indépendants et proposer la musique que vous voulez. N’attendez pas de trouver des informations dans les médias mais soyez vos propres médias. » Le mouvement a évolué ensuite à travers les générations. Aujourd’hui les collectifs se mobilisent et militent pour avoir des lieux accessibles, au plus proche des centre-villes, pour avoir des espaces de travail pour les musiciens, des lieux de diffusion pour organiser des concerts etc.
À une époque je faisais 2 à 3 concerts par semaine, avant tout pour le plaisir des oreilles
Pour ma part j’ai utilisé ce qui m’entourait pour documenter cet esprit, ces mouvements-là. J’avais besoin d’être dans quelque chose d’immersif, ça me prenait personnellement. J’y passais beaucoup de temps. À une époque je faisais 2 à 3 concerts par semaine, avant tout pour le plaisir de mes oreilles.
Ce qui m’a intéressé autour de ça, c’est la proximité qu’il pouvait y avoir entre toutes les personnes présentes. C’est un esprit très communautaire, avec des gens qui organisent, des musiciens qui sont là en tournée ou des groupes locaux, le public… Tout ça forme un ensemble, un tout. Il n’y a pas de frontières, les gens sont les uns à côté des autres, parfois les musiciens jouent à même le sol avec le public autour. Ce sont des endroits où il y a rarement des dispositifs de sécurité. On maintient des espaces de liberté.
Quel est le public de ces concerts-là ?
Romain Etienne : Ce sont avant tout des passionnés de musique et amateurs de découvertes. Sans parler d’un public de niche, ça n’attire pas non plus les foules. Ça ne remplit pas des stades. Les gens sont assez mélangés, dans un esprit un peu freaks, assez hétéroclite, arty. Mais je n’ai pas tendance à vouloir le qualifier plus que ça.
Quelle a été ton approche de photographe ?
Romain Etienne : Autour de ce travail-là j’ai cherché à tisser une histoire, à aller chercher des gens qui pouvaient faire figure de références, de symboles de ce mouvement. J’ai rencontré à plusieurs reprises Jello Biafra à Bourg-en-Bresse, Saint-Etienne, Bourgoin-Jailleu etc. Ce sont des milieux où la musique proposée est assez variée.
C’est autre chose qu’un concert à 35 balles avec un programme bien timé et a 23h tu rentres chez toi
Ça peut tout à fait être des choses calmes et folk, expérimentales, jusqu’à des variantes du rock type noise, math rock, et évidemment le punk. Au milieu de ça il y avait un groupe parisien qui s’appelle les Guerilla Poubelle. Aujourd’hui ils en sont à leur millième concert, ils ont monté leur label, ils soutiennent des groupes, ils organisent des festivals où pendant 3 jours c’est un max de groupes qui passent pour 25 euros. C’est autre chose qu’un concert à 35 balles avec un programme bien timé et a 23h tu rentres chez toi.
L’idée c’est de montrer que pour l’amour de la musique et de la fête, on est capables de mettre en place un truc simple sans être dans une logique de consommation à outrance
J’ai donc suivi le premier festival de ce label This is my Fest et de fil en aiguille j’ai eu l’occasion de partir en tournée avec eux, en France et à l’étranger. L’idée c’était d’explorer plein de dispositifs qui me paraissaient symboliques. Je pense par exemple à une fête d’anniversaire surprise qui est devenue le rassemblement de fin d’année tous les ans au mois de juin, dans un espace public, sur une plage. Quand le soir arrive et que les derniers baigneurs s’en vont, des gens arrivent, posent trois palettes, des groupes électrogènes, des petites lumières et quand la nuit est là ça commence à jouer jusqu’au petit matin. L’idée c’est de montrer que pour l’amour de la musique, pour l’amour de faire la fête et de se retrouver on est capables de mettre en place un dispositif et de proposer un truc simple, où l’on nettoie à la fin sans abîmer le littoral, sans être dans une logique de consommation à outrance.
Mon envie a toujours été de faire dégager l’énergie partagée entre le public, les organisateurs et les groupes. C’est le fil rouge de mon travail sur ce sujet. C’est être au plus près des gens, être immergé, se laisser emporter par la danse, par la musique.
Ton exposition s’appelle « One foot on stage ». Cela fait référence à ta place de photographe, où tu es à la fois dans public et sur la scène. Comment ressens-tu cette position ?
Romain Etienne : L’expression a plein de symboles. Je me suis retrouvé à beaucoup de moments dans des temps un peu fiévreux, où ça bougeait beaucoup sur le devant de la scène et à ne pas pouvoir rester particulièrement debout, à devoir lever un de mes pieds qui était au sol avec le public pour le poser sur la scène pour être entre les deux.
On est souvent loin des logiques professionnelles du monde de la musique. Pour les gens qui évoluent dans ce milieu-là, c’est avant tout une passion. Ils pourraient tout à fait faire un autre job mais ils sont animés par cette passion, par cet engagement dans les valeurs qu’ils mettent autour de leur travail, détachées des valeurs financières.
« One foot on stage », exposition de Romain Etienne 17-21, bd du 11 novembre 1918 à Villeurbanne (69) / du 12 mars au 19 avril / Vernissage le 12 mars à 18h
Visuels © Romain Etienne / item