Une grande enquête élusive sur un nom qui revient trop souvent
Pourquoi les kamikazes mettent-ils un casque ? Pourquoi s’ils sont tellement attirés par la lumière, les papillons de nuit vivent-ils la nuit ? L’été, farniente faisant, l’esprit prend le temps de se poser les questions qui fâchent. Et une revient plus que les autres sur les routes de France : Mais pourquoi autant de bars-tabacs en France s’appellent « le Balto » ?
Une grande carotte rouge cramoisie, le « Tabac » qui ne clignote plus en toutes lettres, mégots, papier sucre et tickets de Rapido logés à la même enseigne : par terre, le café à moins d’un euro au comptoir, le patron d’ordinaire acariâtre : le Balto ? Un label déposé.
Si c’était une seule et même entreprise, le groupe Balto serait une multinationale. Une grosse cent-cinquantaine rien qu’en Île-de-France, s’accordent à recenser Les Pages Jaunes et Google Maps. Ce qui fait un bon millier si mes mauvais calculs sont bons (une règle de 3 avec la population française / francilienne établie au 1er janvier 2012, mais qui n’inclut pas la plus grande propension au mauvais goût des buralistes hors Île-de-France (surtout ceux du Sud-Est)).
Ainsi, dans un modo très grosso, on peut dire que le sobriquet Balto truste quasi 5% des 28000 bars-tabacs de l’hexagone. Sans aucun lien frauduleux entre eux. Pourquoi ? La première explication : le pif. Gros hasard, ils ont tous eu la même idée. Non, ça se tient pas, rapport au bon sens. Sinon un manque d’imagination des Bougnats et des Chinois (historiquement la plupart des buralistes étaient des Bougnats avant d’être Chinois) ? Non. Rapport à la morale. Qui réprouve trop de choses.
Alors premier réflexe pour l’enquêteur qui se respecte : Wikipédia. À Balto, Wiki n’offre qu’un choix : « Balto (1919 – 14 mars 1933) fut un chien de traîneau de race husky sibérien. Il est célèbre pour sa participation durant la course au sérum de 1925, à Nome (Alaska), pendant laquelle un médicament anti-diphtérique dut être transporté d’Anchorage à Nome par chemins de fer puis par traîneaux à chiens pour combattre une épidémie de cette maladie. »
Balto, mort à 98 ans en vie de chien, a sa statue dans Central Park et son dessin animé pour car scolaire. La consécration. Le clébard héros a soigné des tas d’Alaskains. Mais quid du rapport avec des buralistes vendeurs de mort ?
Pour en avoir le cœur net, contact est tout de même pris avec un Balto lambda. Shuffling dans l’annuaire, voici le Balto d’Aix-en-Provence. Le patron, contractuellement acariâtre (cf plus haut) : « c’est une blague ? (Non) bah non c’est pas un chien, Balto c’est une marque de cigarette c’est tout, je comprends pas ce que vous voulez monsieur».
Une marque de cigarette ? Balto ? C’est bizarre. Première chose : la marque de cigarette n’existe pas ; et deuxième : le Décret n° 2012-118 du 30 janvier 2012 relatif à la publicité extérieure, aux enseignes et aux préenseignes le rappelle bien, on fait pas de pub pour une marque en particulier en devanture de magasin. Sans parler de la loi Évin de 1991 interdisant toute publicité en faveur du tabac.
Direction le registre du commerce. La standardiste des Greffes des Tribunaux de commerce : « Ouais c’est vrai j’avais remarqué le coup du Balto. Mais vous savez pour les Bars-Tabacs c’est très particulier, ils dépendent de l’État. Allez quand même faire un tour sur l’INPI ». L’Institut national de la propriété intellectuelle, bonne idée. Qui est l’heureux propriétaire de la marque « Balto » ? Selon le moteur de recherche de l’INPI, « BALTO » a été déposé en 1949 par la Société Nationale d’Exploitation Industrielle des Tabacs et Allumettes : la SEITA. Aujourd’hui avalée dans le groupe européen Altadis, lui même bouffé par Imperial Tobacco, 4ème groupe de Tabac au monde.
Au siège social d’Altadis à Paris, personne ne souhaite répondre (« on a des problèmes techniques là, on ne peut pas vous parler»). Tiens tiens tiens. Pourtant en plus de sa marque Balto aujourd’hui disparue, le groupe possède les « Royales » des clopes qui existent toujours et dont le nom est porté par bon nombre de bars-tabacs aussi.
Le site d’un collectionneur de paquets de cigarettes, un nicophiliste donc, en dit un peu plus. Les Balto, apparue en 1931, se piquaient d’enfermer un « mélange américain ». Et le nom ? sans doute une allusion au petit surnom de la ville de Baltimore dans le Maryland : Balto. Ou bien, moins évident, une allusion à l’explorateur norvégien Samuel Balto. La marque n’existe plus aujourd’hui.
Et le choix des bars-tabacs dans tout ça ? La Confédération des Buralistes, le Centre de Formation des Buralistes et la Chambre Syndicale des Débitants de Tabac se renvoient la patate chaude et jouent à qui donnera l’excuse la plus nicotineuse : « Alors là, on en sait rien/ les gens de « la com’ » sont en congés, on a pas le droit de vous parler… », voire un répondeur automatique avec valse pour ascenseur n°2 de Chostakovitch en fond. La patronne du Balto de Brest est plus bavarde. Elle parle sans filtre : « Si autant de Bars-Tabacs ont des noms de clopes, c’est que les douanes à l’époque nous encourageaient à prendre des noms de cigarettiers, surtout français. Balto, Royal, ou le tabac à pipe Narval. Aujourd’hui c’est interdit de choisir une marque de cigarette comme nom ».
Personne ne nous dira si ces buralistes touchaient des pots-de-vin de l’industrie du tabac pour ces coups de pub de façade. Appelons les douanes. Car depuis l’ouverture des frontières en 1993, c’est l’Administration des Douanes et non plus les Impôts qui possède et régit tout le commerce du tabac, un monopole d’État. Comme patronne des buralistes, c’est l’Administration par exemple qui donne les congés, les retraites, tout ça. Un téléconseiller d’Infos Douane Service (IDS) n’a pas le droit de répondre à l’enquête mais la transfère au bâtiment F3 du Ministère de l’Économie et des Finances à Bercy. Une certaine Natahalie **** s’occupe de la Gestion des Monopoles d’État. Elle n’est pas là, Christine non plus mais on ne saura jamais qui est Christine.
Le coup de fil passe au standard, une Marie, qui dit que seul le BIC (Bureau d’Information et de la Communication du ministère) est habilité à donner les réponses. Personne au BIC. Un secrétaire du BIC propose de transférer le tout au service de presse des Douanes. Rebonjour l’IDS. Cette fois-ci on me passe le Pole action économique de la direction régionale des douanes de Paris Est, là un communicant serait capable de me dire pourquoi les douanes encourageaient les Tabacs à prendre des marques de cibiches en vitrine.
À l’accueil un type décroche et me dit que « oh » « dis donc », « ça on va pas savoir » et « mais je vous passe le bureau de la communication. » Un responsable fait alors des pieds et des mains pour faire avancer l’enquête jusqu’en plus haut lieu. Au musée des douanes même. Mais personne n’a la réponse.
Bilan de cette investigation réussie : Une réponse simple à une question simple se complique quand l’enquête est fumeuse