Rencontre avec un artiste passionné, engagé, politique, humaniste.
Dans son album 1958 (No Format! / Tôt ou tard, 2019), le chanteur, musicien, compositeur et écrivain camerounais Blick Bassy, désormais installé en France près de Bordeaux, raconte l’histoire de Ruben Um Nyobè, l’indépendantiste camerounais assassiné en 1958 et longtemps dénigré par le pouvoir en place. On commence tout juste, depuis quelques années, à réhabiliter son image au Cameroun. « Mon grand-père chuchotait quand il parlait de lui », dit Blick Bassy à propos de celui que l’on a longtemps décrit comme un maquisard ou un terroriste, mais que lui évoque sous les traits d’un véritable héros. À deux pas de Radio Nova, rencontre avec un artiste passionné, engagé, politique, humaniste.
Blick Bassy, peux-tu nous raconter la genèse de cet album ?
Blick Bassy : Dans la recherche de moi-même, je me suis confronté à plusieurs problèmes. J’ai l’impression que nous vivons tous dans un couloir et que, dans celui-ci, nous rencontrons des obstacles et un tas de questions. Dans mon couloir à moi, je me suis retrouvé à me poser la question de savoir : « qui suis-je réellement ? ».
Je sais que nous vivons dans un monde capitaliste, imposé à presque tous les pays. Je sais qu’il y a cette problématique, mais derrière, je me suis dis : « On dit quand même parfois que le continent africain est le plus riche de tous, alors comment se fait-il que dans la majorité des pays, et notamment au Cameroun, on ait encore des gens qui souffrent et n’aient pas le minimum ? » J’ai donc décidé de regarder quel était réellement le problème et me suis arrêté de manière très claire sur le personnage d’Um Nyobè, que j’avais déjà rencontré plusieurs fois dans ma vie. La première fois, c’était avec ma mère, qui, venant du village voisin de celui d’Um Nyobè, me racontait qu’elle avait passé plus d’un an et demi dans la forêt, dormant d’un lieu à un autre avec mon grand-père. Parce que lors de la chasse aux maquisards, on torturait les adultes qui connaissaient, de près ou de loin, Um Nyobè et ses compères. C’était la première fois que je rencontrais Um Nyobè.
J’étais gamin, alors à l’époque, je prenais ça comme un conte. Et c’est beaucoup plus tard, au lycée, qu’on m’a reparlé d’Um Nyobè. Mais comme d’un terroriste, comme d’un « maquisard ». Parce qu’au Cameroun, c’est une insulte. Mais lors des vacances que je passais au village avec mes parents, tous les adultes revendiquaient appartenir à son parti, l’Union des populations du Cameroun (UPC). Je trouvais donc ça bizarre qu’à l’école, on nous dise que ce mec était un terroriste, alors qu’il avait amené des gens à comprendre qu’il était nécessaire d’aller chercher leurs droits. Alors je suis parti redécouvrir ce personnage, parce que je le connaissais par le storytelling d’autres personnes.
C’est donc un album qui existe dans ta tête depuis très longtemps, finalement ?
Blick Bassy : Absolument. J’ai pris le temps de le murir de manière inconsciente. J’étais dans un processus de réconciliation avec ma culture et mon histoire. Et ce processus de réconciliation passe par différentes étapes.
C’est la première fois que je fais un album et que je reçois autant de témoignages venant des gens du Cameroun.
Um Nyobè, est maintenant reconnu comme une figure de phare de la résistance camerounaise contre l’oppresseur colonial français. Il a été assassiné en 1958. Pendant très longtemps, son nom était tabou au Cameroun. As-tu l’impression de participer à la réhabilitation de ce personnage ?
Blick Bassy : Absolument, et je le sens à travers les témoignages que je reçois. C’est la première fois que je fais un album et que j’en reçois autant venant des gens du Cameroun. Ils me disent : « mon grand-père a vécu sur le maquis », « mon oncle a été emprisonné ». Je pense qu’un Camerounais sur deux est lié à cette histoire. Des choses ont été faites, comme avec Achille Bembé, qui a écrit un livre, ou Mlé Boum, qui a aussi publié un témoignage incroyable. Malheureusement, ou heureusement, la musique a la force de pouvoir ramener de manière plus populaire une histoire sur la table.
Beaucoup de jeunes ne savaient pas très bien qui était Um Nhyobè, sachant que ça reste un sujet assez compliqué pour certains membres du gouvernement. Pour tenter de déstabiliser l’UPC et le combat d’Um Nyobè, le gouvernement français avait créé un groupe qui, lui, réclamait l’indépendance partielle. Ce groupe était dirigé par le premier président du Cameroun, Amadou Aijo, soutenu par la France. Par ce groupe est arrivé le deuxième président du Cameroun, Paul Bia, toujours président aujourd’hui. Pour eux, il était très compliqué d’évoquer Um Nhyobè, parce que ça voulait dire que qu’ils avaient été des traîtres. Ils ont pourchassé ceux qui voulaient l’indépendance totale de ce pays. Après la proclamation de l’indépendance, on a fusillé énormément de gens, par exemple les Wondié et Moumié, qui était des compères proches de Nyobè.
Tu as publié ton premier livre en 2016, Le Moabi cinéma. Je suppose que tu as eu la tentation de passer par la voie littéraire pour raconter cette histoire. Mais finalement, tu es passé par la voie du disque. Parce que c’était plus populaire, plus facile d’accès que par le biais d’une biographie ou d’un roman ?
Blick Bassy : La musique est le médium à travers lequel je m’exprime de manière naturelle, spontanée, sincère et parfois incontrôlée dans l’émotion. Il était évident de partir de ce médium-là. En plus de l’histoire que l’on peut raconter, il y a l’émotion qui peut toucher les gens, qui, même s’ils ne comprennent pas ce dont je parle, sont touchés.
Quand il me parlait de la résistance, mon grand-père chuchotait car il avait encore peur qu’on vienne le chercher
Quand on ne parle pas le Bassa, on ne comprend pas forcément de quoi tu parles au sein de cet album. On se base sur ce qu’on lit, sur la manière dont tu communiques sur l’album, mais précisément, qu’y racontes-tu ?
Blick Bassy : Ce que j’ai essayé de faire, c’est de me former pour comprendre ce qu’il se passait. J’ai rencontré beaucoup de gens au Cameroun, j’ai discuté avec beaucoup de témoins directs et indirects. J’ai aussi discuté avec mon grand-père, qui était en prison pendant cette période-là et qui vivait dans un espace où le maquis avait vraiment eu lieu. D’ailleurs, quand il me parlait de ça, il chuchotait car il avait encore peur qu’on vienne le chercher…
Je me suis dit que si je ramenais cette histoire sur la table, il fallait vraiment que je comprenne qui était Um Nyobè. Et lorsque j’ai commencé à m’intéresser à lui, je l’ai redécouvert. Et à partir de ce moment-là, je me suis rendu compte que ça n’était pas quelqu’un qui se battait uniquement pour la liberté du Cameroun, mais pour les valeurs universelles. Ça m’a complètement amené à dévorer tout ce qu’il avait écrit parce que je trouvais qu’au-delà de son combat pour l’indépendance, c’était vraiment quelqu’un d’une intelligence incroyable. Ça m’a donné envie d’en savoir davantage. En plus de ma démarche artistique – parce que dans certaines chansons, je rentre dans la peau d’Um Nyobè, qui revient et qui, comme un drone, de là-haut, regarde les scènes au Cameroun -, il m’était important de comprendre réellement ce qui s’était passé.
Il y a ce clip, celui de « Ngwa », où tu te mets en scène dans la peau d’Um Nyobè. Peux-tu nous raconter l’histoire de ce clip ?
Blick Bassy : Quand on a décidé de faire le clip de cette chanson, je me suis dis qu’il fallait qu’on aille le faire au Lesotho, parce que c’est un pays où j’avais été et où je trouvais le paysage magnifique. C’est aussi un pays qui, pour moi, représente l’Afrique. On a l’impression d’être en même temps dans un village et en même temps dans une ville. Il y a un mélange entre tradition et modernité, qui manque à énormément de pays africains, qui essayent de copier l’Europe, sans tenir compte de la réalité de l’environnement, qui nous impose des choses.
Malheureusement, dans nos différents pays, on n’a pas pris ces dimensions-là en compte, à se dire : « Comment éviter de construire des choses à l’Occidentale et d’essayer de construire des choses qui sont en cohérence avec l’environnement ? ». Quand j’ai décidé de parler du clip avec le réalisateur, Tebogo Malope, il a aussi pensé au Lesotho. Il se trouve qu’on a choisi Tebogo non seulement pour son traitement incroyable de l’image, mais également parce que c’est quelqu’un qui est touché par l’urgence de la réécriture du storytelling de l’Afrique aujourd’hui. Et donc, quand on en a discuté, il a pensé à me faire rentrer dans la peau d’Um Nyobè.
Beaucoup de pays africains n’ont pas encore compris l’importance du storytelling
Tu prends position sur ce disque, tu ne te contentes pas de raconter du factuel. Tu te mets en scène dans la peau d’un résistant….
Blick Bassy : Il est important de comprendre la force du storytelling. Tous les pays sont régis par lui. Les Américains, par exemple, ont réussi une chose incroyable : c’est l’un des pays qui a fait le plus de mal dans ce monde mais qui a réussi à écrire un très beau récit, à travers le cinéma ou la musique. Et ce storytelling fait que les gens continuent à rêver de ce pays. C’est quand même un pays où il y a la peine de mort aujourd’hui, mais on arrive à quasiment l’oublier car le storytelling est tellement beau…
C’est grâce à lui aussi que la population qui appartient à un espace se sent puissante et peut construire une autodétermination forte parce qu’elle croit à la puissance de son pays. Tout cela participe à construire un imaginaire incroyable pour les populations. Beaucoup de pays africains n’ont pas encore compris l’importance du storytelling.
Je me suis rendu compte que l’émotion est la langue universelle
Pourquoi avoir écrit ce storytelling dans une langue que très peu de gens comprennent ?
Blick Bassy : Lorsque je suis arrivé en France et que j’ai commencé à faire mon premier album, je me suis posé beaucoup de questions, notamment « est-ce que je chante en français ou en anglais ? ». Je ne me posais pas ces questions quand j’étais au Cameroun, parce que j’avais réglé cette problématique. Lorsque je suis arrivé ici, je me suis posé la question de savoir quel serait mon point de connexion avec l’Autre. Je me suis rendu compte que l’émotion est la langue universelle. La vibration et l’énergie que dégage une musique, pour moi, c’est le langage universel. À partir de ce moment-là, j’avais intérêt à utiliser ce langage universel comme langage principal. Sachant que si je m’étais mis à chanter en français, je me serais mis directement des barrières, puisqu’on voit bien que même le chanteur le plus connu français ne va pas chanter au Danemark ou Allemagne, et inversement, à cause de la barrière de la langue. Le fait que je chante dans ma langue me permet de jouer en Norvège, en Allemagne, en Chine, partout en Europe. Pour moi, c’était quelque chose d’important de continuer à chanter dans ma langue et de développer cette émotion, qui est pour moi, la langue principale et universelle.
Le vrai problème africain est culturel
À propos de langage universel, ton album parle du Cameroun, mais pas que. C’est une histoire que l’on pourrait transcrire dans pas mal de pays africains. C’est aussi la démarche qui a été la tienne, justement, d’élargir ?
Blick Bassy : Exactement. Moi, je parle de l’histoire du Cameroun, mais en fait, l’idée était tout simplement de raconter l’histoire d’autres pays africains et de dire qu’il est très compliqué de pouvoir construire et émanciper un pays après une indépendance. Penser une indépendance, ça veut dire se préparer à laisser des gens penser qu’ils sont indépendants, tout en continuant à les exploiter d’une manière ou d’une autre et mettre à la tête de ces pays des dirigeants qui ont été fabriqués autre part. La majeure partie de cette génération a fait des études en France, et a donc été mis dans le moule de la consommation, le moule du pouvoir à l’Occidentale.
C’est la raison pour laquelle je dis toujours que le vrai problème africain est culturel. Lorsqu’on regarde le modèle économique, politique, éducatif et culturel africain, ce modèle-là est aujourd’hui occidental. Il a été tracé. On avait construit une structure sur laquelle on leur a dit : « Ok, allez-y, continuez, maintenant vous êtes indépendants. » Ce que je veux dire à travers cet album, à ces gouvernements c’est : « pouvez-vous vous arrêter et faire un bilan ? » Depuis la pseudo indépendance, qu’est-ce qui a marché, qu’est-ce qui correspond aux besoins des gens de cet espace ? De quoi ont-ils réellement besoin ?
L’éducation, par exemple. Qui a dit que le meilleur modèle, c’était de mettre les gens dans une classe et d’avoir quelqu’un qui leur raconte une histoire ? Peut-être que l’éducation peut se faire autrement. Comment est-ce qu’on peut s’émanciper et changer les contenus ? C’est aussi à cause de ça que les gens viennent mourir en Méditerranée. Parce que les gens ne croient pas aux espaces dans lesquels ils vivent. On ne leur a jamais fait croire qu’ils vivaient dans des espaces incroyables. L’Afrique est pourtant le continent le plus riche, mais la majeure partie de la jeunesse veut s’en barrer.
C’est la raison pour laquelle j’essaye de participer au storytelling, qui permet de remettre d’autres sens dans les mots qui nous ont été légués. Richesse, pauvreté, qu’est-ce que ça veut dire ? À quoi ça se mesure ? Aux biens matériels ? Pour moi, ça ne se résume pas à ça et il est important et urgent de redéfinir tout cela.
Merci à Baptiste Artru et Marie Beslay pour la retranscription de cette interview.
Visuel en Une © Justice Mukheli