Histoire et naissance de l’art militant du graffiti « à l’argentine »
Un immense cheval juché sur une bicyclette s’exhibe sur la façade d’un immeuble, en plein coeur de San Telmo, le quartier bohème de Buenos Aires, sorte de “Montmartre” latino. Ici, les murs se substituent aux chevalets des peintres pittoresques. L’oeuvre est apparue en fin d’année dernière, à l’occasion de Meeting of Styles, un festival de street art né en Allemagne en 1997, qui réunit chaque année la crème des graffeurs dans une mégalopole différente. Juste en dessous de la créature de l’Espagnol Aryz, s’affichent fièrement les visages de Manuel Belgrano, José de San Martin et Mariano Moreno, héros de l’indépendance argentine.
A quelques cuadras (pâtés de maison) à peine, le long de cette même avenue logiquement nommée “Independencia”, on tombe nez à nez avec une fresque représentant une horde populaire avec les yeux et la bouche bandés, suivant machinalement un bien sombre personnage, comme aveuglés par leur patriotisme. Le passé récent de l’Argentine, frappée par une sanglante dictature de 1976 à 1983, n’est pas étranger à cette métaphore éloquente. Signée Blu, un graffeur italien qui a trouvé à Buenos Aires un terrain de jeu idéal pour étaler ses stop-motion muraux (dont le fameux “Muto”, tourné dans les quartiers de Colegiales, Saavedra et Villa Urquiza, elle s’inscrit dans une tradition politisée.
A la fin du XIXe siècle, le port de la Boca, berceau du peintre Benito Quinquela Martin, voit débarquer du Vieux Continent des centaines de milliers d’immigrants fuyant la guerre, l’exclusion et la misère. Très vite fleurissent sur les murs des quartiers suds de “Santa Maria de Buenos Ayres” des revendications sociales et syndicales populaires, diffusant des idées anarchistes, socialistes et communistes importés d’Europe dans cette nouvelle Babel universelle. A l’époque naît le fileteado porteño, une technique picturale mêlant arabesques bigarréeset phrases poétiques ou humoristiques, qui ornent peu à peu les tramways de la ville, les carrosses et les vitrines des cafés.
Une Argentine coincée entre admiration et rejet de l’Europe
“Avec Poeta, Caru et d’autres gars, nous discutions de l’idée de mélanger le fileteado avec les graffitis. Nerf travaillait davantage avec des cubes, mais avec eux, on s’est davantage inscrit dans cette thématique”, raconte Jaz, l’un des artistes les plus influents du street art argentin, qui s’en est inspiré à ces débuts. “Nous avons également voulu reprendre d’autres thèmes typiques de l’Argentine, c’est là qu’on a commencé à peindre des personnages traditionnels du tango”, omniprésent dans la culture portègne (de Buenos Aires). On découvre ainsi, sous la voie ferrée située en face de l’hippodrome, un graffiti de Pelado rendant hommage à la chanson « Por una cabeza » du maestro Carlos Gardel, fanatique de course équestre à ses heures perdues.
L’Argentine, coincée entre son admiration et son rejet de l’Europe, aime jouer avec ses coutumes et ses mythes. C’est ainsi que face à l’oeuvre hippique de Pelado, qui peint régulièrement des “okupas” (travailleurs autogérés) et des “cartoneros” (recycleurs de cartons) , on retrouve, étendue sur une trentaine de mètres, la fameuse “Main de dieu” revendiquée par Maradona lors de la Coupe du monde 1986, immortalisée par Lean Frizzera, Emy Mariani et Martin Ron. Aux quatre coins de la ville, du stade d’Argentinos Juniors (dans le quartier de La Paternal) où le jeune Diego a fait ses débuts, au quartier ouvrier de Parque Patricios, où se déclinent des centaines de mongolfières rouges frappés d’un “H” majuscule, emblème du club d’Huracan, tags et graffitis rappellent le lien fort qui unit le quartier à son équipe de football.
Jaz s’est intéressé de près au phénomène des “barras bravas” (groupe d’ultras des clubs argentins, qui ont la mainmise sur l’économie du football, de la billeterie aux transactions du club, ndlr). “Les barras bravas comme sous-culture en relation avec le football m’intéressent profondément. C’est à la fois une source de fierté et une honte nationale. Le football est une sorte de radiographie de la mentalité nationale, un baromètre de l’Argentine. Il est intéressant de voir comment le fanatisme pour un club donne naissance à une mafia. Une mafia avec ses codes, ses rites, ses pratiques spécifiques, son langage. C’est cet aspect là qui m’intéressait. J’ai commencé à travailler avec des images prises dans la presse”, nous explique Franco Fasoli (le vrai nom de Jaz) depuis la mezzanine de son atelier de Villa Crespo, qu’il partage avec Ever, autre street artist argentin bien connu.
Le jour de l’interview, la chaleur est étouffante, propre à l’été austral, à peine dissipée par le ventilateur disposé sur une table. Le quartier, réputé pour ses magasins d’outlet, ses hangars transformés en ateliers d’artistes et une importante communauté juive, regorge d’allégories de ces franges ultraviolentes, comme cette fresque où l’on observe quatre tigres qui se préparent à faire la peau à un cavalier sans tête. “J’ai voulu faire le lien entre les barras bravas et la violence rituelle. Je me suis aussi penché sur les “tigradas mexicanas” et ses lutteurs qui se mettent un masque de tigre pour combattre, et sur le “tinku”, une danse folklorique bolivienne. Ce rite précolombien perdure encore aujourd’hui : les villageois déguisés s’affrontent entre eux au cours d’une espèce de décharge annuelle de violence, pour célébrer la fertilité, ensemencer la terre du sang versé. Certains vont jusqu’à s’entretuer, encore de nos jours”, rapporte Jaz.
Une situation comparable au Mai 68 français
Les autorités argentines ne se sont cependant pas toujours montrées aussi tolérantes envers le street art. La première moitié des années 70 est marquée par une intense mobilisation politique et syndicale, une radicalisation des tensions sociales, la fin de la proscription du Péronisme, l’irruption d’organisation de guérilla et divers épisodes d’insurrection. Cette effervescence favorise dans un premier l’explosion du graffiti dans les rues de Buenos Aires, de Córdoba ou encore de Tucuman, où l’on aperçoit de plus en plus la lettre “P” dans la lettre “V” (« Perón Vuelve »), symbole de la résistance péroniste qui milite pour le retour d’Espagne de son leader, exilé depuis 1955.
Le pays vit alors une situation comparable à celle de Mai 68 en France. L’arrivée au pouvoir de la junte du Général Jorge Videla, en mars 1976, marque un coup d’arrêt. Ceux qui osent exprimer leur désaccord avec le régime militaire sur les murs savent qu’ils s’exposent à la torture et à la mort. Au retour de la démocratie, en 1983, les Mères de la Place de Mai réclament à coups de pinceau la « réapparition en vie des 30.000 disparus ». “Les mères de la Place de Mai ont en commun avec l’art de rue la question de l’utilisation de l’espace public. A l’instar des artistes, elle cherchent à provoquer un changement dans l’ordre des choses”, estime Jonny Robson, le créateur de Graffiti Mundo, organisation qui fait la promotion des street artists et organise des tours aux quatre coins de la ville à la découverte de l’art de rue.
Aujourd’hui encore, leur emblème, un foulard blanc sans tête, est décliné sur le carrelage de la place du gouvernement, en mémoire de cette période sombre de l’histoire argentine, tandis que les maisons des anciens tortionnaires non-condamnés sont régulièrement bombardées de peinture, lors d’“escraches” destinés à pointer du doigt les bourreaux. Il n’est pas rare non plus de rencontrer des “siluetazo” (silhouette de personnes disparues) sur les murs de la capitale argentine, dérivées d’une action similaire réalisée dans les années 70 en Pologne, afin de matérialiser la mémoire des Juifs exterminés pendant la Shoah…
(La suite de ce reportage très bientôt sur Novaplanet…)