Etat des lieux et enjeux des rues de Buenos Aires et de leur art… gentin
— (Cet article fait suite à : Buenos Aires, le street art en lettres capitales (Part I) —
Jonny Robson souligne que “l’on trouve peu de vestiges du muralisme en Argentine, comme on peut en trouver au Mexique, car les différents juntes militaires se sont attachées à effacer progressivement les œuvres murales”, qui font partie intégrante du paysage d’autres villes latinoaméricaines telles Valparaiso ou Sao Paulo. L’Anglais a réalisé le documentaire “White Walls Say Nothing”, actuellement en phase de tournage.
Le titre fait écho “à l’expression populaire dans l’espace public, en réaction à l’oppression, l’indifférence, l’oubli qui touche alors les disparus. Les murs blancs renvoient au contraire au silence de l’époque, à l’ignorance de la population sur ce qui se passait”. Après une période de « gueule de bois de la dictature », selon l’interprêtation de Ral Veroni, le directeur de la Galerie Mar Dulce, connu pour ses interventions poétique dans l’espace public au retour de la démocratie, la crise financière qui frappe l’Argentine de plein fouet à la fin de l’année 2001 marque un nouveau tournant.
De nombreux collectifs font leur apparition. “L’Argentine, un pays qui avait toujours regardé vers l’extérieur, a commencé un processus d’introspection. On a commencé à produire plus de choses par nous même, l’activité culturelle s’est fortement développée”, se souvient Jaz. Lui-même s’est peu à peu défait de l’aérosol, et préfère utiliser la cal, l’asphalte dilué avec de l’essence, la brique ou encore la terre, “des matériaux rencontrés dans la rue”. Imaginé par le collectif Buenos Aires Stencil, « Disney War », un pochoir représentant George Bush avec des oreilles de Mickey, prend rapidement une dimension internationale, en pleine guerre d’Afghanistan.
Les nombreux murs délabrés et bâtiments abandonnés offrent un espace infini aux graffeurs. A Buenos Aires, il est autorisé de peindre sur les murs, à condition que le propriétaire du bâtiment soit d’accord. Pour GG, l’un des membres de Buenos Aires Stencil, « La police a des problèmes plus importants à régler. Ailleurs, les artistes sont suceptibles d’aller en prison ou de se prendre une amende, pas ici. C’est la terre promise ». Jaz nuance cette image d’Epinal en pointant la prépondérance des “peintres politiques”, ces entreprises familiales de lettreurs, payés par les partis politiques pour écrire le nom de leurs candidats sur tous les murs des villes du pays.
“Les peintres politiques sont les plus grands destructeurs d’espace publique. Les artistes de rue sont en confrontation permanente avec eux, par murs interposés, c’est une espèce de jeu. Ce sont les principaux ennemis des artistes qui peignent dans la rue, bien plus que la police ou la publicité. Ils peignent avec de la cal, très difficile à recouvrir”.
Les relations entre art de rue et vie politique sont de fait très présents. Le collectif Vomito Attack lance ainsi une campagne déroutante en vue des élections municipales de 2007 : avec leurs affiches signées “Poder, Corrupción y Mentiras” (Pouvoir, Corruption et Mensonge) il promettent à la population locale “Plus de faim, de pauvreté, de mort, de maladie…”, établissant un parallèle choquant avec les programmes des vrais candidats.
Que Buenos Aires ne deviennent pas une nouvelle Philadelphie
En 2011, année d’élections municipales et présidentielles, il n’était pas rare de voir Cristina Kirchner, la présidente, Mauricio Macri, le maire de Buenos Aires, et les autres candidats affublés d’un nez de clown ou d’une moustache hitlérienne. Décédé en 2010, Nestor Kirchner est devenu une icône jusque sur les murs de la capitale argentine, à travers un pochoir inspiré de la bande-dessinée de sciences fiction “El Eternauta”. Il est fréquent de croiser la figure de l’ancien président péroniste (2003-2007), vêtu d’un scaphandre. Ce “Nestornauta” fait écho à son passé de militant invétéré, reprenant la métaphore de l’Eternauta résistant à des envahisseurs extraterrestres, allégorie à peine voilée des militaires.
Pour Jonny Robson, “en Europe, le processus de maturation est plus avancé, à cause d’une certaine culture en relation avec le muralisme, une plus grande liberté d’expression. Nous vivons un moment intéressant pour les artistes de rue”. Et les talents ne manquent pas. Gualicho (“Celui qui est parmi les hommes” en langue mapuche) peint depuis 1998 des paysages où s’entremêlent l’organique, l’industriel et visions futuristes. Influencé par l’art psychédélique des sixties et l’esthétique rock, il est l’un des artistes phares de la scène locale, à l’instar du trio de Triángulo Dorado et ses oeuvres conçues à partir de peintures phosphorescentes sur fond noir, qui doivent autant à l’art tribal qu’au muralisme mexicain et à l’expressionnisme européen.
Pum Pum, avec ses oiseaux enchantés, son chat malicieux et ses petites filles maléfiques (ci-dessus), est quant à elle la chef de file des femmes street artists. “L’art de rue est un univers ouvert, avec beaucoup de filles qui viennent de formations universitaires en beaux-arts, en design graphique ou de l’illustration littéraire, tandis que le graffiti est beaucoup plus masculin, tout comme l’univers du pochoir, lié au punk ou au monde du skate”, note Jonny Robson, qui croise les doigts pour que Buenos Aires ne deviennent pas une nouvelle “Philadelphie, où l’art mural est devenu très consensuel et politiquement correct. Le risque existe à terme qu’il se passe la même chose ici. Aux gens d’en décider… L’autre risque est celui de la sanctuarisation. Il faut absolument éviter que le street art ne se limite plus qu’à certains quartiers. Des amis graffeurs du monde entier me disent : ici la résistance institutionnelle est minime, la tolérance est totale, on peut peindre où on veut sans que l’on nous dise quoique ce soit. Arrivera bien un moment où les gens en auront marre, une fois que tous les murs seront peints. Ca ne peut pas durer éternellement comme ça.”
Voir la Galerie Photo qui va avec l’article
Florent Torchut et Virgile Demoustier, à Buenos Aires