Un inédit de l’auteur américain, « Shakespeare n’a jamais fait ça », sort en un joli poche un peu large pour la tienne.
Lorsqu’on dit Charles Bukowski, voilà que débarquent les courses de chevaux, l’alcool, les femmes, l’alcool, les bars, la biture, les putes très certainement ; Pulp, peut être.
En somme, l’image américaine, trash, qui a son charme, certes, mais qui, comme toute étiquette, exclut la subtilité et surtout la profonde et nécessaire ambivalence.
Si Bukowski était un spectre de couleurs, la gamme chromatique bukowskienne dans son ensemble serait celle de l’anticonformisme total : pas de groupe, pas de mode, l’anticonformisme des gens de la rue que personne ne songe à récupérer dans un courant, le non-conforme qui écluse du mauvais pinard sur un trottoir et qui une fois « riche », « reconnu » (et le mot est fort), restera un exclu volontaire. Dans ce spectre on va du plus sombre qui parfois s’auto-caricature comme dans Journal d’un vieux dégueulasse, au plus pâle de la poésie de l’invisible d’Avec les Damnés. L’invisible ce n’est pas l’abstrait, c’est ce qui reste d’un être humain une fois que les regards du passant, du client l’ont traversé sans le voir. C’est le barman, le garçon de café, la pute, le libraire, le clochard.
Le plus romanesque de son œuvre fait de ces histoires des histoires fantasques, dingues, un monde dans lequel Bukowski lui-même évolue. Il aime faire ça Charles, il glisse en quelque sorte de l’autobiographie dans la majorité de ses écrits à l’aide, par exemple, de son alter ego Henri Chinaski.
Je dis bien en quelque sorte, car Charles, Hank, Buk, Henri, a autant de noms qu’il y a de façons de le comprendre, lui qui se dit l’enfant de Mahler et Dostoievski mais déclare se foutre de la poésie…Lui qui en écrit des poésies en prose, des poésies à arracher des larmes en une phrase si juste qu’elle en est bien plus indécente que toutes les nuits de biture, mais qui donne tout de même ces dernières en pâture à ceux qui les réclament, qui donne du vieux dégueulasse, moyennant finance.
Si je raconte tout ça, c’est d’une part pour m’écouter écrire, et d’autre part pour mettre en lumière la spécificité de Shakespeare n’a jamais fait ça, inédit sorti une première fois en 2012, et réedité cette semaine chez Points en un format judicieusement hybride, à la frontière du poche et du beau livre, du recueil et de l’ouvrage photographique. Shakespeare n’a jamais fait ça, est d’un type différent de récit autobiographique. Peut-être parce qu’il l’est réellement, ou en tout cas s’en rapproche. Dans ce texte, on est dans l’antichambre d’un recueil de poèmes en prose à découvrir à la fin du livre et qui raconte son voyage en Europe sur le chemin de ses origines allemandes.
Bukowski s’y révèle pudique, d’une amitié fidèle, passionnelle, admirative avec ses proches Barbet Schroeder, le traducteur Carl Weissner et sa femme ; intimidé parfois, et même attaché à sa compagne de l’époque Linda Lee. A ce sujet, si les mots ne sont jamais explicites, les nombreuses photos de Michael Montfort qui les accompagnent au long du livre sont criantes d’une véritable tendresse. Rassurez-vous, il continue d’insulter à volonté, et de boire comme un trou. Il a la dérive fidèle, Charles, notamment dans la scène d’ouverture du bouquin particulièrement savoureuse.
On a tous vu ce fameux passage de Bukowski ivre mort chez Pivot, merci l’INA, ce qu’on a jamais eu, c’est son point de vu sur cette soirée, un animateur « pas impressionnant » qui tape du pied, et un homme à la moustache en guidon de moto qui parle beaucoup mais ne dit rien. C’est chose faite et c’est particulièrement réjouissant.
Bukowski ivre chez Pivot ci-dessous
Mais même son rapport à la boisson apparaît sous un angle différent. Il s’apprête à faire une lecture de poésie en Allemagne, la salle est pleine à craquer car, comme beaucoup de ses compatriotes, il a d’abord été connu en Europe avant de l’être aux US.
Il a le trac. Un mec l’insulte au premier rang. Il se sent tout de suite mieux. Il écluse son vin blanc, et se met à lire.
Il est habitué à son pays où il fait la lecture dans des rades, et où les gens l’attendent au tournant du trash, de l’humour noir, du sexe. Ils veulent rire ces gens-là. En Allemagne, c’est différent. « Mes poèmes n’étaient pas intellos, mais certains d’entre eux étaient sérieux et dingues. Pour moi, c’était la première fois qu’une foule les comprenait. Ca me dessaoulait j’ai dû me resservir à boire. »
C’est donc un Bukowski touchant qui fait ce que Shakespeare n’aurait jamais fait. Durant ce voyage, il y a de la pudeur dans ses crudités, il y a cette salade d’humanités si forte, relevée, presque violente qui a toujours exclu Bukowski des simples auteurs générationnels et trashs, pour le placer bien plus loin aux côtés des poètes immortels dont il aime à répéter qu’il se fout.
Voilà qui pourrait relancer le débat insoluble : les plus grands marginaux, les nihilistes convaincus, sont-ils tous des romantiques en armure, des humanistes déçus ? Va savoir, faudrait poser la question à Nietzsche.
Shakespeare n’a jamais fait ça, de Charles Bukowski, traduit de l’anglais (États-Unis) par Patrice Carrer et Alexandre Thiltges, Editions Points, 229 pages, 11 €.