La chronique de Jean Rouzaud
La vitesse à laquelle la Jamaïque a brûlé les étapes musicales et rattrapé son retard, dès la fin des années 50 est stupéfiante.
À peine sortie du traditionnel Mento, elle lance le Ska (qui donnera le twist dans le monde), un son haché et une danse qui secoue. Très vite les formations se succèdent, et l’idée de radio itinérante, le sound system se répand comme une trainée de poudre.
Aussitôt, on bricole de petits studios d’enregistrement (2 pistes) et surtout des presses à vinyl sont récupérées. Les galettes alimentent les sound systems. Artisanal mais efficace.
Bunny Lee, enfant passionné et débrouillard, se mêle tout de suite aux producteurs, Coxson et Duke Reid. Il raconte la concurrence : Duke Reid était policier et se baladait avec un pistolet à la ceinture et même une grenade ! Les Dancehalls, c’était le western !
Quand je l’ai filmé avec Nova dans son petit studio à Kingston avec son éternelle casquette de capitaine et son physique latino tropical, il nous a
parlé avec la générosité, la franchise et le charisme d’un héros…
Sur la compilation Soul Jazz de ses productions, un booklet de 24 pages avec interview vous raconte tout : les petits boulots, les heures de studio gratuites comme paiement, et toutes les trouvailles du génie Bunny Lee
pour produire des morceaux avec rien : réutiliser les pistes de basses, d’orgues ou guitares, les fameuses « dub plates ».
Sorcellerie de studio
Tous les grands noms du Ska, Rock Steady, Reggae et surtout Dub, Scratch et autres mixes Dancehall ultra boostés, vont faire sa réputation pendant plus de quatre décennies !
Entretemps, Bunny Lee, afin d’avancer toujours, aura pérennisé des méthodes qui sont aujourd’hui mondialisées : delay, echo, reverb,
overdubbing (superpositions de pistes), scratch, étirement, ralentissement…
Et ses célèbres « flying cymbals » que l’on retrouvera chez tous les DJ et Dub masters comme King Tubby, U Roy ou Dillinger…
Ils ont galvanisé l’électronique, les pistes séparées, les effets les plus osés, les bruits bruts, les sifflements, chuintements, détonations au milieu des basses, orgues, guitares et voix pour une efficacité maximale. Bunny Lee fut un des piliers de cette révolution.
Petites histoires et grandes légendes
Il m’a donné sa version du mot Reggae ; en argot « Stray Gal » (prononcé gae) veut dire fille des rues (street girl), sous entendue fille facile, comme cette musique que tout le monde copiait sans vergogne. L’accent fit le reste, afin de cacher la source du nom.
Toutes les histoires de Bunny Lee sont ainsi : franches, brutes, roots, mais vécues par lui et bien réelles, au milieu des légendes souvent farfelues.
Il a mixé, vendu, exporté toutes les premières « tapes » jamaïcaines, dès les 60’s. Il a travaillé avec tous les labels : Pama, Treasure Isle, R&B,Trojan, Studio One… Il a dû créer son groupe de studio « the Aggrovators » ou se sont rencontré Sly Dunbar er Robbie Shakespeare !
Il a collaboré avec les pionniers, les chinois Leslie Kong et Byron Lee, Duke Reid, Clement Coxsone…Les premières grandes voix : Ken Boothe, Alton Ellis, Desmond Dekker… Les mixeurs comme Lee »Scratch » Perry..
On l’appellera Bunny « Striker » Lee, comme un imparable faiseur de tubes. Un « killer ». Imparable maitre du son et du rythme.
Cette compilation de 22 titres montre la poussée des talents dans l’Île, le foisonnement de musiques, de voix, d’instrumentistes, que Bunny Lee va modeler, amener au monde, en feu d’artifice.
Il y a des restes de Ska évolué, des ballades, des chœurs , des musiques de films, du Rock Steady, du Reggae Roots, du Rastafari, mais aussi des Dubs profonds, de l’électro, des envolées de DJ’s aux voix puissantes. Une explosion de fraicheur, d’expérimental, de cris, de tentatives plus ou moins brutales de tordre le son et de le maximiser par des chocs, des silences, des échos… Un autre monde.
Bunny Lee – Dreads Enter the Gates With Praise. The Mighty Striker Shoots the Hits ! – Soul Jazz records – CD 22 titres avec Booklet détaillé de 24 pages .
(avec Johnny Clark, King Tubby, The Aggrovators, Jah Youth, Jah Stitch, Gene Rondo, The Uniques, Dillinger, Winston Wright, Prince Jammy…)
Visuels :
en Une © DR
couverture et dos de couverture Bunny Lee Dreads Enter the Gates With Praise © Soul Jazz records