Le printemps arabe mis sens dessus-dessous par un film à l’énergie punk
Le printemps arabe ne date pas d’hier. Bien avant que les chaînes d’infos en continu s’intéressent aux soubresauts des peuples du Maghreb, ça bouillonnait, fulminait déjà. Par exemple en 1981 au Maroc, le pays se met en grève générale pour protester contre la hausse subite des matières premières, celles nécessaires pour se nourrir. Le prix du blé, de l’huile et du beurre flambent lorsque les subventions de la Banque Mondiale et du FMI fondent à vue d’oeil. La grogne monte, jusqu’à donner lieux aux Emeutes du pain en juin, notamment à Casablanca. L’armée intervient, et tire à balles réelles.
Le bilan reste flou. Impossible de chiffrer précisément les morts, 114 reconnus selon la police, 800 selon les organisateurs. Mais surtout des disparus, sans laisser de trace. C’est eux les chiens en retrouve un.
Le prisonnier 404 réapparait trente ans plus tard en 2011. Il sort de geôle dans un climat similaire à celui du moment où il fut incarcéré. Mis à l’ombre sous Hassan II, il retrouve le soleil sous Mohamed VI, et le même chaos dans les rues. Pour lui rien n’a changé ou presque.
Le genre de badaud idéal pour nourrir le flux perpétuel d’Itélé ou BFM. C’est d’ailleurs l’équipe d’une chaîne nationale qui repère ce type hébété au milieu de la rue. Flairant le bon client, le journaliste lui colle la caméra sous le nez, pour qu’il commente cette rue qui gronde. Mais 404 veut rattraper une autre histoire : la sienne; reprendre le temps là où il s’était arrêté, lorsqu’il était sorti pour aller chercher un stabilisateur pour le vélo de son fils et s’est fait embarquer.
C’est eux les chiens est une histoire de collisions. Celle de cette équipe de journaliste et de ce revenant, celle du Maroc d’hier et d’aujourd’hui. Des secousses telluriques qui gagnent jusqu’à la caméra d’Hicham Lasri, d’emblée secouée, bousculée. Est-on sur le territoire du documentaire? De la fiction ? Rien n’est certain dans les premières minutes. On pourrait se croire en plein found footage (ces films censés racontés une réalité à partir d’images vidéos retrouvées sur les lieux mêmes des évènements). Et on n’en est pas si loin, disons, dans une version malmenée, quand Lasri décide de mettre en parallèle le passé et le présent, de placer en miroir deux contestations, séparées par trente ans d’écart, réunies par des revendications similaires.
Tentation du scoop oblige, Yahya, le journaliste, et 404 passent un deal : ils font sa remise à jour, – à commencer par lui expliquer comment marche un téléphone portable ou ce qu’est You Tube- s’il se laisse filmer jusqu’à ses retrouvailles avec femme et enfant. A partir de là, C’est eux les chiens, mue en road trip. Ou plutôt en road tripes, dans le film est physiquement viscéral, transporte dans sa mise en scène assez punk, une énergie vouée à raconter la colère face un Maroc qui tourne en rond, englué dans la corruption, le mensonge et une certaine violence.
Pas d’aquoibonisme ou de désespoir pour autant dans C’est eux les chiens, ne serait-ce que dans le principe d’une image sans cesse en mouvement, se nourrissant de l’effervescence du printemps arabe. Des coins chics aux bidonvilles, Casablanca défile à l’écran dans un journal de bord intime d’une nation. Pour preuve ce moment dingue, où la caméra change de main, volée par un passant.
A l’image d’un pays qui essaie de basculer, tout est instable dans C’est eux les chiens. L’empathie qu’on commence à ressentir pour 404 est mise à mal lorsque l’on découvre que ce gars n’était pas un héros du peuple, mais un pochtron ne se privant jamais d’une visite chez les prostituées. Celle qu’il retrouve pouvant s’avérer une meilleure épouse par procuration, en ayant toujours cru, elle, à son retour. Même son de cloche, lors des retrouvailles avec son fils, séquence crève-coeur mais par les raisons qu’on espérait.
La forme même de C’est eux les chiens est en phase avec ce qu’elle filme : un monde en cours de (re)construction. Bien malin qui pourrait dire ce qui va se passer, comment les choses vont évoluer. Jusqu’à tout remettre en cause, comme ces femmes qui décrivent, dans une scène aussi tordante que grinçante, ces débuts du printemps arabe comme une épidémie façon maladie de la vache folle. 404 est peut-être atteint de démence suite aux tortures et années passées en prison, mais le monde qu’il retrouve, celui où ce vivant peut demander à aller voir où se trouve sa tombe, ne marche-t-il pas encore plus sur la tête ?
On parlait d’esprit punk un peu plus haut, et c’est clairement vers lui que tend Lasri, dans cette vision iconoclaste mais lucide des choses, mettant sans cesse en question les idéaux des uns et des autres. Il n’y a pas de héros ou de martyr dans C’est eux le chiens. Rien que l’idée de prendre pour narrateur, une équipe de télé publique dans un pays où les médias sont potentiellement soumis aux manipulations du pouvoir, ou la liberté d’expression n’est pas une denrée courante, affirme que ce réalisateur n’est pas dupe. Même le seul personnage libre du film, cette caméra des plus vivante, reste bridée par une laisse : ses batteries qui finiront par tomber à plat lors d’un instant pourtant crucial.
Lasri restant du coup prudent (lucide ?), en racontant in extremis comment un retour au calme est compromis, comment une envie de liberté est facilement sapé, brisé, ou ne peut-être mener finalement qu’à un retour au point de départ. C’est eux les chiens y trouve un air de décapante farce noire, qui pourrait bien être une prophétie du devenir des révolutions arabes en cours.
En salles le 5 février.