On vous dit où, qui, quoi et comment.
« Nous sommes à l’âge du porn de poche ». En 2007, le chercheur Jason Carroll réalise une étude sur l’acceptation de la pornographie par les jeunes générations. Le « porn de poche », c’est la conclusion à laquelle il parvient, parce qu’on peut le consommer, n’importe où, n’importe quand, sur son téléphone.
Omniprésente, la pornographie a intégré tous nos médias. La pub, la musique, la mode, le cinéma, la télé… Pourtant, lors de la réalisation de cette étude il y a dix ans, la plupart des participantes assuraient ne jamais regarder de porno, même si elles en avaient toutes (ou presque) déjà vu un.
Mais ça, c’était il y a dix ans. Aujourd’hui, 47% des femmes déclarent consommer du X au moins une fois par mois. Un chiffre qui grimpe en flèche chez les jeunes femmes. Alors nous, on est allés leur demander si elles en regardaient, où, quand, comment, et avec qui (c’est notre côté KGB).
Ces témoignages étaient recueillis par Camille Diao et diffusés dans le Turfuroscope. On y croise Yasmine, Laure, Morgane, Esteli, Queenie et Gisèle. Elles ont des consommations, des attentes, et des représentations du porn très différentes. Leur point commun, c’est qu’en tant que femmes, elles sont toutes insatisfaites par le porno mainstream d’aujourd’hui. Elles s’accordent à dire que jusqu’ici, le porno a été fait par les hommes, et pour les hommes.
« Le porno est misérable parce qu’il est tabou »
C’est une professionnelle qui parle. Elle s’appelle Morgane, elle a 24 ans, et elle travaille pour une célèbre société française de production de films X .
Morgane est chargée de “vérifier” les vidéos pornos. Et en dehors du cadre professionnel, elle regarde du X deux ou trois fois par semaine. Mais sans se défaire de son point de vue interne sur l’industrie : « Ça pourrait être mieux, ça pourrait être plus éthique. Je pense que c’est parce que c’est tabou que le porno est un peu misérable ». Morgane assure essayer de consommer responsable en payant pour ses vidéos. « Les YouPorn, YouTube, c’est pas terrible pour l’industrie du sexe, il faudrait qu’on paye plus. »
L’industrie du sexe et ses abus, c’est le propos de Pornocratie, le dernier documentaire d’Ovidie. L’ancienne actrice X, désormais réalisatrice, avait déjà réalisé À quoi rêvent les jeunes filles ? (disponible en intégralité sur YouTube), sorti en 2015, et qui analysait l’impact du porno sur les jeunes femmes. Pour Pornocratie (diffusé le mois dernier sur Canal +), Ovidie est partie d’une observation : «En six ans, l’humanité a regardé l’équivalent de 1,2 million d’années de vidéos pornographiques, et plus de cent milliards de pages sont visitées chaque année sur des sites de streaming. Pourtant, le milieu du X n’a jamais été aussi mal en point. Les studios de production mettent la clé sous la porte et les premières victimes sont les femmes. Des milliers d’actrices contraintes de tourner des scènes deux fois plus hard, pour deux fois moins d’argent.»
Aujourd’hui, consommer responsable coûte de l’argent. Mais comme Morgane, certaines envisagent de s’y mettre, et se sentent concernées par l’importance de leur adhésion (ou non) à ce système qui abuse les actrices. Les sociétés de production de films payants se multiplient. Mais alors que 95% des vidéos consommées sont piratées, difficile de faire changer cet éco-système qui a habitué son public à consommer des films gratuits (et de mauvaise qualité).
Consommer féministe
Dans un autre témoignage, Queenie, 26 ans, nous avouait chercher un porno « plus doux, plus réaliste, une scène porno produite par des filles pour des filles. »
« Le porno c’est devenu une vieille machine poussiéreuse qui fonctionne toujours mais qui cible des vieux cinquantenaires », nous disait-elle. D’ailleurs les plans subjectifs dont font usage les réalisateurs de X mainstream sont excluvisement tournés du point du vue masculin. Décaler le cadre et épouser le regard féminin, c’est l’un des combats d’un porno responsable pour les filles, qui grandit sur le net depuis le milieu des années 2000 sous l’appellation de “porno féministe”.
«Le porno c’est devenu une vieille machine poussiéreuse qui fonctionne toujours mais qui cible des vieux cinquantenaires.»
Comme souvent lorsqu’on parle de féminisme, il s’agit simplement d’un porno qui ne violente pas les femmes, ne les réduit pas à des stéréotypes, ni ne nie leur liberté. C’est aussi un porno plus artistique, plus créatif. Ce porno-là est souvent payant, il est réalisé par des femmes comme Émilie Jouvet ou Lucie Blush. La pionnière dans le domaine, c’est Erika Lust, qui a débuté dans les années 2000.
«Je ne raconte que des histoires qui répondent à la question : ‘Pourquoi ces deux personnes sont-elles en train de faire l’amour ?’ », nous dit-elle. « Il y a une connexion, de l’intimité, des gens qui se caressent et s’agrippent. Il y a des gros plans, mais je ne base pas mes films sur une série de plans gynécologiques. Pour moi, l’érotisme dépend du contexte. Le reste du corps et la vision de quelqu’un en train de prendre du plaisir est tout aussi important.
Par sa plus grande ouverture aux diversités de corps, de sexualités et de plaisirs, le feminist porn a aussi une valeur éducative.
«Le porno féministe se bat pour briser les tabous.»
« Le porno féministe se bat pour briser les tabous, explique Erika Lust. Il est en première ligne pour examiner en profondeur ce que nous voulons en matière de plaisir sexuel. Il met ses spectateurs face à des personnes, pas des objets, ni des machines. Ces acteurs offrent à voir la diversité et représentent toutes les couches de la société. Le spectateur s’identifie, s’ouvre à une large gamme de réalités. Le but est d’atteindre une sexualité plus ouverte et plus positive. »
Et il paraît que même l’un des tubes les plus visités aurait flairé la tendance, ou au moins la demande : PornHub a récemment inauguré les catégories «for women» et «female-friendly».
« Il y a plein d’approches différentes du sexe »
Esteli, qui nous a également livré sa réflexion sur le porn, s’inquiète de la représentation du sexe que se font les jeunes générations. À force de voir des hommes et femmes aux corps normalisés et des relations sexuelles basées sur des rapports de force, comment les jeunes générations perçoivent-elles l’acte sexuel, leur propre corps, et leur propre désir ?
« Ils ne savent pas ce que c’est que de faire l’amour ou de baiser, pour eux il n’y a que de la baise triviale. Alors qu’il y a plein d’étapes et d’approches différentes du sexe », confiait-elle au micro de Camille Diao.
C’est sans doute pour se donner bonne conscience que PornHub a récemment lancé une plateforme d’éducation sexuelle (avec une vidéo explicative très gênante).
Pour Erika Lust, la démarche est hypocrite : « On ne peut pas prétendre être une source fiable et légitime d’éducation sexuelle quand à chaque visite on a dix pop-ups qui s’ouvrent, proposant de ‘baiser une ado’. S’ils veulent être une référence, qu’ils commencent par faire de la curation et sélectionner les contenus qu’ils proposent. »
« Soit c’est un coup marketing, soit c’est leur conscience qui les travaille, et alors là j’approuve », analyse la sexo-thérapeute Nathalie Giraud-Desforges. « Car le porno a évidemment une influence sur la norme. Je reçois beaucoup de jeunes femmes qui me demandent si telle ou telle pratique est normale. Ou qui se considèrent comme anormales parce qu’elles n’ont pas envie de ce qui semble être la ‘norme’, ce que l’on voit dans le porno, comme l’éjaculation faciale ou la sodomie. »
Un empowerment féminin, en termes de consommation et de réalisation serait-il l’avenir du porno ? « Je pense qu’on va assister à une évolution. On va voir des films plus doux, avec une histoire, moins basiques arriver», annonce-t-elle. Et la thérapeute de souligner que « dans les cultures tantriques, taoïstes, les femmes sont toujours initiatrices, elles emmènent, prennent par la main. La découverte du corps et du plaisir se fait plus lentement car chez elles, les choses sont cachées. Elles sont plus connectées à leur peau, à leur désir, que les hommes. »
« Un déclic d’excitation »
Ces six témoignages révèlent un éclectisme bien éloigné du porno traditionnel qui reste très classique et s’appuie sur des clichés. Morgane, par exemple, nous expliquait que son porno idéal, ce serait: «plein de gens transgenres, très beaux, avec plein de tatouages, et dans l’espace. » Queenie appelle de ses voeux une production artistique, léchée, expérimentale, qui fait appel à chacun des 5 sens – citant au passage la série Destricted à laquelle a participé Marina Abramovic. Laure, quant à elle, explique que son «imagination débordante » lui suffit, et ne cherche pas de stimulation visuelle.
« T’as pas nécessairement besoin d’images et tu peux être tout aussi excitée et enthousiaste.»
« Mine de rien, le fait de ne pas regarder de porno, de rester dans la suggestion ou l’imagination, fait que t’as pas nécessairement besoin d’images et tu peux être tout aussi excitée et enthousiaste. » Pour plusieurs de ces jeunes femmes, au-delà du porno audiovisuel, la rencontre avec le X s’est faite au travers de la BD, ou du manga, comme pour Esteli. La suggestion, plutôt que la démonstration, l’imaginaire plutôt que la réalité, c’est aussi ce qui les rassemble.
Pour d’autres, comme Yasmine, le porno c’est surtout « un déclic d’excitation » en cas de célibat. Un « support masturbatoire » comme le décrit Nathalie Giraud-Desforges. Yasmine n’attend pas grand chose de plus des films qu’elle regarde. Elle est lesbienne, et le porno lesbien est souvent joué par des femmes hétérosexuelles. Un fantasme qui plaît aux hommes mais qui laisse les principales concernées sur la touche.
« Rendre les lesbiennes plus visibles»
Hétérocentré, c’est aussi l’un des reproches que les jeunes femmes font au porno. Mais qu’on se rassure, des réalisatrices comme l’allemande Francy Fabritz se sont donné pour mission de « rendre les lesbiennes plus visibles ». Nombre de ces nouvelles réalisatrices ont d’ailleurs été motivées par leur homosexualité dans leur choix de profession. Elles militent aujourd’hui pour rendre la pornographie plus représentative.
Dans l’ensemble, donc, l’évolution est en marche et les femmes tentent de reprendre la main sur ce « discours sur la sexualité ». Et plus largement sur leur propre plaisir : en témoignent des initiatives comme Oh My God Yes, un site repéré par Esteli, où des femmes expliquent aux abonnées leurs trucs et astuces pour atteindre l’orgasme.
A mettre en pratique après avoir, comme Gisèle, maté un film érotique sur NT1 pour « installer une ambiance cul dans son appart ».
Visuels © Erika Lust Films