Depuis dix ans, Camille Polloni suit « l’affaire de Tarnac », dont le procès, qui se tient depuis le 13 mars démontre les incohérences d’une enquête complexe.
Mercredi 21 mars, l’invitée de L’Heure de Pointe, l’émission de Xavier de La Porte sur les ondes de Nova, aurait pu poliment décliner l’invitation. Car ces jours-ci se déroule au sein de la 14e chambre du tribunal correctionnel de Paris un procès qu’elle attend depuis longtemps, épilogue d’une affaire qu’elle connaît sous toutes ses coutures. Depuis le 13 mars dernier, Camille Polloni squatte les bancs de la Salle des criées, où les prévenus de ce qu’on a fini par appeler « l’affaire de Tarnac » comparaissent devant la justice. Un procès que la journaliste détaille quotidiennement sur le site d’information Les Jours. « C’est la première fois que je rate deux heures d’audience, c’est terrible pour moi », lâche-t-elle le sourire aux lèvres en arrivant en studio.
Deux heures, sur douze jours de procès, ça peut paraître peu. Mais dans une affaire aussi tentaculaire et jalonnée de rebondissements que celle de Tarnac, deux heures, c’est beaucoup. Au moment même où l’on demande à Camille Polloni de revenir au micro sur les tenants et aboutissants du dossier, elle rate l’audition de policiers dont le témoignage est crucial. Ce sont eux qui ont pris en filature les deux principaux accusés, un soir de novembre 2008, lorsqu’un sabotage a eu lieu sur une ligne TGV à Dhuisy, en Seine-et-Marne. La police, sur la base du rapport de la filature, accuse Julien Coupat et Yildune Lévy, d’être à l’origine de cette action malveillante, assimilée à l’époque à un acte terroriste. L’honnêteté de leur rapport est largement remise en cause par les avocats de la défense, qui soutiennent que le PV est un faux. La présidente du tribunal elle-même n’a pu, depuis le début du procès, que constater les nombreuses incohérences de l’enquête.
Elle n’est pas la seule. Depuis janvier 2017, l’étiquette « terrorisme » a été décollée du dossier par la Cour de cassation. Les prévenus échappent donc à la cour d’assises spéciale et à des peines allant jusqu’à vingt ans de prison. « Les peines encourues sont assez sérieuses [5 ans de prison maximum, ndlr], mais finalement moins graves que tout ce qu’il sont cru encourir pendant les dix ans de procédure antiterroriste », explique Camille Polloni. Pour certains des prévenus, la situation frôle l’absurde. Benjamin Rosoux, par exemple, n’a pas manqué de rappeler qu’il comparaît devant le tribunal pour un simple refus de prélèvement ADN, après avoir traversé dix ans de procédure antiterroriste, un an d’assignation à résidence, 15 jours de prison et 96 heures de garde à vue.
Previously dans l’affaire de Tarnac
Le 11 novembre 2008, des dizaines de policiers encagoulés, appartenant à la Sdat, la Sous-direction anti-terroriste de la police judiciaire française, débarquent à Tarnac, petite bourgade 300 habitants, perchée sur le plateau de Millevaches, au fin fond de la Corrèze. Ils arrêtent dix personnes, cinq sont placées en détention provisoire, pendant trois semaines, deux mois, et jusqu’à six mois, en ce qui concerne un dénommé Julien Coupat.
« Les services français voient cette mouvance comme une nouvelle menace terroriste depuis 2005 environ »
Parisiens, plutôt intellos, très à gauche politiquement, écolos militants, Julien Coupat, sa compagne (ex, désormais) Yildune Lévy et toute une petite bande autour d’eux sont aujourd’hui souvent désignés comme le « groupe de Tarnac ». En 2005, ils achètent une ferme dans ce petit village, dans lequel ils co-gèrent également une épicerie. En ce matin de novembre, ils vont voir, selon l’expression imagée de Camille Polloni, leurs vies « écrasés par le rouleau compresseur de l’antiterrorisme ». L’arrestation est racontée en détail par les principaux intéressés dans un reportage réalisé par le journaliste David Dufresne, pour Médiapart, en 2008. À l’époque, le pureplayer tout juste sorti de l’oeuf est l’un des seuls à creuser l’affaire et à s’intéresser au récit des accusés.
Soupçonnés par les services de renseignement d’appartenir à « une mouvance d’ultra-gauche anarcho-autonome », le « groupe de Tarnac » est mis sur écoute (illégalement d’abord, puis dans le cadre d’une enquête antiterroriste), et pris en filature. « Les services français voient cette mouvance comme une nouvelle menace terroriste depuis 2005 environ », explique une source du ministère de l’Intérieur à Camille Polloni pendant son enquête. Pourtant, avant le sabotage de Dhuisy, assez peu d’éléments confirment ces soupçons.
Le 7 novembre 2008, Julien Coupat quitte Paris avec Yildune Lévy pour un week-end en Seine-et-Marne. Le couple décrit une excursion amoureuse. La police, qui les suit en filature, considère qu’ils ont rodé à plusieurs endroits à proximité de la ligne de TGV, avant de s’y arrêter dans la nuit, et de poser un fer à béton sur une caténaire à Dhuisy, pour saboter la ligne. Dans le PV de la filature, les policiers expliquent avoir perdu le couple au moment des faits, tout près des rails, mais avoir vu l’arc électrique provoqué par le sabotage. Coupat et Lévy soutiennent qu’ils sont rentrés à Paris dans la nuit, après avoir échoué à trouver une chambre d’hôtel.
Il faudra plusieurs années, et une armée d’avocats qui décortiquent les moindres détails du dossier pour y trouver de nombreuses incohérences. Par exemple, au bout de trois ans d’enquête, on s’aperçoit que la carte bancaire de Yildune Lévy a été utilisée à Paris à 2h44 heures du matin. Un fait qui confirme la version du couple. Mais la police soutient qu’elle a dû prêter sa carte à quelqu’un. De même, une perche, qui aurait pu servir à poser le fer à béton sur la caténaire, est retrouvée dans la Marne juste avant le procès. La rivière a pourtant été fouillée à de nombreuses reprises, notamment 48h plus tôt, en vain. Et pour la défense, la perche en elle-même paraît beaucoup trop neuve, et propre, pour un tube en PVC ayant passé neuf ans dans la vase. Mathieu Burnel, l’un des accusés, n’y va pas par quatre chemins : il accuse la police d’avoir elle-même placé le tube dans la Marne, et de l’y avoir repêché.
James Bond entre en scène
« Dans cette histoire, il y a tellement de choses étranges qu’on n’est plus surpris de rien », assène Camille Polloni. On veut bien la croire, alors qu’on apprend au détour de son récit que la plupart des éléments qui ont permis à la justice antiterroriste d’ouvrir une enquête ont été récoltés par une sorte de James Bond un brin douteux. Un agent secret anglais, du nom de Mark Kennedy (Mark Stone, lorsqu’il est sous couverture), chargé par la couronne britannique d’infiltrer les mouvements altermondialistes à l’échelle européenne à partir de 2003.
Pendant dix ans, il parcourt l’Europe, se fait passer pour un militant écolo et récolte des renseignements qu’il partage allègrement avec les gouvernements concernés. En 2007, il croise la route de membres du « groupe de Tarnac », à Varsovie. Il ne cessera, ensuite, d’informer la DCRI sur ses rencontres avec eux et leurs agissements, qu’il décrit d’une manière particulièrement soupçonneuse. Ainsi, la ferme de Tarnac devient « une base arrière en province », et ce que Coupat et Lévy décrivent comme un voyage en amoureux à New York durant lequel ils rencontrent des militants, « une réunion d’anarchistes ».
« Dans cette histoire, il y a tellement de choses étranges qu’on n’est plus surpris de rien »
Comme le décrivait Camille Polloni dans Les Inrocks en 2012, la plupart des pays européens qui se sont appuyés sur cette source dans diverses enquêtes, ont eu vite fait de rebrousser chemin. En 2010, la couverture de Mark Kennedy tombe quand des militants anglais le démasquent et alertent le Guardian qui révèle l’affaire. Scotland Yard, la police anglaise, se retrouve dans l’oeil du cyclone, et plusieurs réformes seront imposées aux services secrets pour éviter que le cas Kennedy ne se reproduise. Non seulement il est accusé d’abus sexuels, mais également d’avoir été un « agent provocateur », ayant encouragé et formé les militants, tout en les espionnant. Partout en Europe, son travail s’en retrouve discrédité, et les enquêtes s’arrêtent au fur et à mesure. Mais pas celle de Tarnac. Pourtant, une grande partie des éléments à charge utilisés lors du procès seraient des renseignements récoltés par Kennedy. Et pour ne rien arranger, le procureur s’appuie aussi sur le témoignage d’un agriculteur, Jean-Hugues Bourgeois, qui a signé anonymement une déposition identifiant Julien Coupat comme le chef d’une structure clandestine de lutte armée, avant d’affirmer exactement l’inverse dans un reportage de TF1. Il déclarera ensuite que la police l’a forcé à signer la première déposition.
« À l’époque, c’est le Grand méchant loup qui a été arrêté dans sa ferme de Corrèze »
Un procès politique
Lors des arrestations de Tarnac en 2008, alors même que les perquisitions sont encore en cours, Michèle Alliot-Marie, le président Sarkozy, Jean-Claude Marin (ex-procureur de Paris) et Bernard Squarcini (ancien chef des services de renseignement intérieur) s’auto-congratulent unanimement : « Michèle Alliot-Marie et le procureur de Paris annoncent avoir mis la main sur un groupe terroriste hyper dangereux. À l’époque, c’est le Grand méchant loup qui a été arrêté dans sa ferme de Corrèze », résume Camille Polloni.
Pour la journaliste, « on ne peut pas comprendre l’affaire de Tarnac sans comprendre que son point de départ était très politique. » Un avis partagé par David Dufresne, auteur du livre-enquête Tarnac, Magasin Général. Interviewé par France 24, il rappelle : « selon des témoignages que j’ai recueillis au sein de son équipe, [Michèle Alliot-Marie] fait alors tout pour nourrir le fantasme de la résurgence de l’ultra-gauche. (…) À l’époque des faits, la Direction centrale du renseignement intérieur (DCRI) vient d’être créée. Nicolas Sarkozy en parle alors comme d’un “FBI à la française”. Il fallait une affaire pour promouvoir ce nouveau service. Beaucoup de gens ont considéré que l’affaire dite de Tarnac était cette vitrine. »
Retour sur l’affaire Tarnac avec @davduf qui a enquêté sur cette affaire d’état et qui nous explique les tenants et les aboutissants du procès. pic.twitter.com/UoGymqGyuO
— Loopsider (@Loopsidernews) March 12, 2018
C’est peut-être la question principale de ce procès. Tarnac met en cause le fonctionnement de la mécanique antiterroriste, ainsi qu’une certaine collusion « entre le politique et la police », comme le note David Dufresne. Le procès est aussi l’occasion de décortiquer ce genre enquête, et la réalité n’est pas belle à voir. « Le dossier a été construit depuis 2008 sous l’égide d’une législation d’exception qui s’intéresse davantage au mode de vie et aux intentions des suspects qu’à leurs agissements exacts », note Camille Polloni dans l’épisode 2 de sa chronique du procès sur Les Jours. À l’antenne de Nova, elle développe son propos : « Dans la plupart des procédures antiterroristes, on ne peut pas se rendre compte avec autant d’évidence de la manière dont le rouleau compresseur de l’antiterrorisme passe sur les existences. Dans le cas de Tarnac, les gens qui ont été visés par ces procédures ont réussi à se défendre et à expliquer le ridicule de certaines situations. Mais dans une procédure classique, qui viserait par exemple des personnes soupçonnées d’être djihadistes, on ne peut pas le voir avec autant de clarté. »
Le procès de Tarnac est devenu plus grand que l’affaire. Lui qui porte le nom d’un si petit village parle désormais pour le pays entier. La police y défend son honneur, tandis que les accusés cherchent à démontrer la violence du système antiterroriste. Finalement, fer à béton et caténaire n’ont plus que peu d’importance. Surtout que, cerise sur le gâteau, ce que l’on apprend en retraçant le travail d’enquête titanesque réalisé par Camille Polloni, c’est qu’une organisation de militants antinucléaires allemands a depuis le départ (le 9 novembre 2008, au lendemain des faits) revendiqué le sabotage de Dhuisy, ainsi que plusieurs autres qui ont eu lieu la même nuit, en France et en Allemagne, sur le trajet d’un train de déchets nucléaires. « La piste allemande n’a pas été beaucoup examinée parce que les policiers avaient l’impression d‘avoir trouvé le groupe qui en était responsable. Même si finalement, sur tous les sabotages qui avaient lieu cette nuit-là, il n’y en a qu’un seul qui a été imputé à Julien Coupat et Yildune Lévy, et les autres sont restés à ce jour non-résolus », expliquait la journaliste à Xavier de La Porte. Lors des premiers jours du procès, Julien Coupat a exprimé clairement sa position : « Dans cette affaire, il n’a jamais été question de trouver les auteurs des faits, mais de les attribuer à des coupables pré-désignés. » Il revient désormais à la justice de trancher.
L’interview de Camille Polloni est à retrouver en intégralité dans le podcast de L’Heure de Pointe du 21 mars.
Visuel en Une : (c) Flickr / thierry ehrmann