La palme d’or a été décernée, le tapis rouge est rangé, mais c’est maintenant qu’il faut prendre le pouls de Cannes.
Voilà, Cannes 2018, c’est terminé. Le palmarès est tombé. Il est à l’image de cette édition : en demi-teinte. La critique peste de ne pas y voir figurer ses légitimes chouchous (Leto et Burning) mais ne conteste pas le choix d’une palme d’or pour Une affaire de famille, récompense pour un beau film, mais surtout reconnaissance tardive d’un des meilleurs cinéastes japonais en activité depuis vingt ans. Le reste tenant plus – et pourquoi pas- d’une ligne d’intention politique : le sympathique Blackklansman vaut plus pour son point sur les i sur l’ère Trump que pour sa forme un rien fatiguée. Quant à Capharnaüm, difficile, malgré son insistant recours aux lourdes ficelles de mélo, poussant l’odyssée d’un gavroche libanais vers un spot racoleur pour l’UNICEF, de ne pas entendre son cri du cœur pour l’enfance maltraitée.
Demi-teinte donc. Comme une compétition qui aura mis temps à décoller – les quatre derniers jours ont enfin vu apparaître des films moins tièdes – là où la promesse martelée de départ était celle d’un renouvellement.
Cannes a eu du mal à la tenir, faute de films majeurs, à se mettre au diapason de la tendance du moment, la disruption. Des talents à surveiller de près, certes, mais aucun cinéaste se révélant capital parmi les nouveaux venus. Leurs seniors ont été de très bonne tenue mais surtout installé un fort sentiment de redite (les films de Jafar Panahi, Nuri Bilge Ceylan, Jia -Zhang Ke ou même celui d’Hirokazu Kore-Eda sont des quasi copies conformes de leurs précédents opus).
Cette année, Cannes a encore baissé d’un ton
À l’image de ses fêtes, désormais cloisonnées, Cannes a baissé d’un ton jusqu’à évaporer les moindres esclandres et scandales dont le festival est friand : le relatif brouhaha autour des Filles du soleil, film maladroit s’il en est, s’est rapidement estompé tandis que les séances de The house that jack built ont surtout appuyé la schizophrénie des nouvelles règles de projection en lâchant en quasi-simultané sur les réseaux sociaux les échos d’un public de séance de gala particulièrement horrifié et ceux d’une presse décontenancée devant un opus de Lars Von Trier bien plus introspectif que gore ou provocateur.
Le festival aura cependant levé un drôle de lièvre avec la poignée de films qui aura le plus fait parler d’eux : Le livre d’image ou Un grand voyage vers la nuit ont pointé du doigt une catégorie singulière dans le cinéma actuel : des films semi-expérimentaux qui ont à voir avec des installations (on apprendra d’ailleurs en fin de parcours que le film de Godard va majoritairement être diffusé en musées), réfutent les principes de narration pour aller vers le sensoriel. Des expériences fortes, mais qui enferment Cannes sur une idée d’élitisme : quelles salles de cinéma autres que celles où il a été projeté ici, pourront reproduire ne serait-ce qu’une partie de la perfection technique, nécéssaire à son ressenti, de la projection du film de Bi Gan ? Comment un grand public qui devra supporter, avant d’être récompensé par une exceptionnelle seconde partie en 3D, un impénétrable récit se refusant à la moindre porte d’entrée relira les éloges enamourés tressés ici ?
Moins de stars, moins de barnum, moins de foule
Autre symptôme inattendu, cette sensation d’un festival plus vide – moins de stars, moins de barnum, moins de foule. Chose attestée par les restaurateurs, commerçants ou chauffeurs de taxi, parlant clairement d’une activité bien plus calme que les années précédentes. Comme si en voulant se débarrasser d’une imagerie de grand cirque promotionnel et publicitaire pour revenir une fibre purement cinéphile, Cannes s’était pris en retour le sérieux paradoxe de s’être du coup privé d’ encombrants fondamentaux qui ont bâti l’image du festival.
D’un point de vue de journaliste accrédité, l’expérience aura été plus plaisante – accès aux projections plus fluide, sensation d’une humiliante hiérarchie de castes parmi les badgés moins palpable… – tout en faisant ressortir les creux, les aspérités d’une sélection manquant de gros morceaux, divines surprises ou de révélations majeures. Au point que la plupart des conversations dans les files d’attente se sont souvent écartées des films pour s’échauffer sur les nouvelles pratiques (Netflix et Cie, chronologie des médias, sources de financement, place des femmes dans l’industrie…) qui remodèlent profondément la manière dont on fait, montre ou médiatise le cinéma aujourd’hui. Et donc dont on fait les festivals.
De quoi laisser penser, pour revenir à un des adages du moment que Cannes est dans une inconfortable position : en claire et nécessaire réinvention mais encore trop enracinée dans l’ancien monde pour trouver comment rattraper le nouveau, à être disruptif.
Le choix de L’homme qui tua Don Quichotte comme film de clôture est dans ce contexte particulièrement symbolique : le film de Terry Gilliam est attachant mais décevant quand il n’a pas su surmonter sa légende de projet maudit depuis plus de vingt ans. Aujourd’hui, face à un futur incertain – En plus de soubresauts internes (le maire de Cannes ne s’est pas privé de lâcher dans la presse quelques piques acérées contre le festival…), si le festival de Berlin, qui change de délégué général l’an prochain, met en place une personnalité forte, Cannes pourrait se retrouver cornerisé par une concurrence très offensive (les axes Sundance/Berlin en hiver et Venise/Toronto à l’automne) qui fera tout pour décrocher les films voire des auteurs de premier ordre comme ceux qui ont décliné cette année l’invitation de Thierry Frémaux – Cannes se doit de maintenir, voire reconquérir la sienne. Celle, désormais, fragilisée, de « plus grand festival de cinéma du monde ».
Visuel : (c) Extrait Youtube de L’Homme qui tua Don Quichotte