Rencontre avec Elisapie Isaac. Artiste engagée, autochtone du Nord du Canada, elle sort un ensemble de reprises des tubes pop de son enfance.
Nul doute que lors de vos prochains karaokés, vous frimerez en chantant « Time after time » en inuktitut — langue des inuits (« inuk » au singulier) du nord Québec — que la chanteuse Elisapie a eu la générosité de nous transcrire dans le livret de son nouvel album intitulé tout simplement Inuktitut.
Qu’on ne s’y trompe pas, cet album aux versions inuites de grands tubes d’artistes tels que Blondie, Bruce Springfield, Cyndi Lauper, Pink Floyd, Queen ou Leonard Cohen est loin d’être une fantaisie gratuite.
Elisapie Isaac, autrice, compositrice, interprète, réalisatrice et militante pour le respect des droits peuples autochtones du Canada (Inuits, Premières Nations, Métis) est en piste depuis le début des années 2000. Tout a commencé avec l’album de son duo Taima paru en 2004, prix du meilleur album autochtone aux Juno awards l’année suivante. Suite à cela, Elisapie s’est lancée dans une carrière solo, recevant, au fil de ses opus chantés en anglais, en inuktikut et en français, une reconnaissance grandissante, particulièrement avec The ballad of runaway girl, paru en 2018.
En septembre 2023, Elisapie revenait avec un album aux arrangements sobres, réinterprétant les tubes ayant marqué son enfance, ceux que ses oncles lui faisaient écouter, prouvant ainsi que l’on peut exiger le respect de la culture des autochtones sans pour autant les enfermer dans des clichés folkloristes du passé.
Des sonorités et influences occidentales reçues « de bon gré », quand la pop inspirait les jeunes en quête de liberté et de fun, « de mauvais gré » lors des croisades d’acculturation et de dépersonnalisation des jeunes autochtones, auxquelles s’ajoutaient sévices et abus sexuels subis dans des « pensionnats indiens » de triste mémoire.
Nous avons eu la joie de rencontre Elisapie en septembre dernier, sur une petite place de Montmartre, sans autochtones, tout près de nombreux touristes chinois !
Bonjour Elisapie, Qui parle l’inuktitut ? La langue dans laquelle sont chantés les différents titres de votre nouvel album ?
L’inuktitut est parlé par beaucoup, originellement de la Sibérie, de l’Alaska, du Canada et du Groenland, des territoires immenses avec des populations plus ou moins clairsemées. Dans le Nunavik, le grand nord québécois où j’ai grandi, je compte 14 villages qui ont chacun leur dialecte. J’ai travaillé à la radio et de ce fait, je suis capable de comprendre d’où vient la personne qui parle, juste à partir de son dialecte, mais c’est toujours de l’inuktitut !
C’est à Salluit, village où vous avez grandi, que vous avez écouté tous ces hits rock et pop que vous reprenez sur votre disque ?
C’est sûr que mon influence musicale n’est pas du tout traditionnelle, elle est liée à cette fascination que j’avais pour mes oncles qui sont partis à ce qu’on appelait à l’époque le pensionnat, école fédérale bâtie pour essayer de transformer les jeunes autochtones en « petits blancs », pour qu’ils deviennent de bons citoyens canadiens. On les arrachait à leur famille pour les amener dans ces institutions, ce qui a littéralement détruit les nations, les peuples et les familles. Mon oncle a été envoyé au pensionnant lorsqu’il était encore un jeune ado et revenait au village juste pour l’été. J’ai gardé en mémoire les images fascinantes de ces jeunes, ils avaient les cheveux longs, des jeans, des guitares, ils fumaient, c’est aussi le symbole du passage de la vie nomade à la sédentarisation et au milieu de tout cela, il y avait le rock, Pink Floyd, Led Zeppelin, Delirium… Cet amour pour le rock, cette modernité, nous l’avions choisie, ce qui n’a pas toujours été compris, mais pourquoi devrait-on rester dans un coin isolé à faire des chants de gorge et ne jamais sortir de notre igloo ? Grâce à la musique, il y a de jolies histoires partagées entre les blancs et les inuits dont on n’a qu’insuffisamment parlé.
Ces dernières années, ce sont les exactions contre les jeunes autochtones qui sont plutôt évoquées ...
Les recherches continuent, on découvre encore des sites dans lesquels les enfants n’ont jamais été nommés, ont été enterrés et sont restés dans l’anonymat.
C’est très important de mener de telles enquêtes parce que certaines familles n’ont jamais guéri de ces drames. Dans cet album, je parle beaucoup de suicide car c’est une vraie pandémie depuis les années 80 chez les inuits et les autochtones. Nous avons les plus gros pourcentages de suicides au monde, il y a des souffrances et il faut en parler. Je pense que l’on n’a même pas commencé un processus de guérison en tant que peuple, en tant que famille et communauté. Et dans ce contexte, je pense que la musique fait du bien. Les inuits se rappellent comment ils dansaient, étaient joyeux, tout innocents aussi à embrasser la modernité, alors c’est sûr que Blondie a eu une place énorme dans le nord !
Parmi les reprises marquantes de votre album, « Heart of Glass » de Blondie et « Time after time » de Cyndi Lauper.
Pour Heart of Glass, ce n’est pas la déception amoureuse ou l’amour impossible que raconte la chanson qui me vient en premier à l’esprit, mais plutôt tous ces jeunes, mes baby-sitters, que je regardais danser avec émerveillement quand j’avais quatre ou cinq ans. Quant à Time After Time de Cyndi Lauper, c’est un clin d’œil à l’arrivée des chansons de Cyndi sur nos radios. C’était comme si on nous disait d’élever la voix, de ne pas se faire dire quoi faire par les hommes, de s’assumer en tant que jeune fille et ne pas être la « gentille » fille ; ça a été très touchant d’avoir une Cyndi dans nos vies. Je dédie cette chanson à ma cousine qui m’a en partie élevée avec ma tante chez qui j’allais souvent. Elle m’a fait découvrir la possibilité d’être une rêveuse, de vouloir chercher des connexions importantes avec les gens, elle qui n’a pas eu une vie facile mais qui est encore cette femme qui rêve et va de l’avant.
L’album Inuktitut, paru sur le label Yotanka Records est disponible en CD, LP et Digital. Pour en profiter même en live, Elisapie sera en concert le 7 novembre à Château-Arnaux-Saint-Auban, le 9 à Saint Malo, le 10 à Brest, le 15 à Paris et le 16 à Nantes.