4 jours aux tempos des Francos de Montréals, avec des découvertes d’artistes locaux, avec en prime du dancehall suisse, du rap hexagonal et du disco pioché des deux côtés de l’atlantique. Voici ce que l’on a retenu de cette 34ᵉ édition
Quiconque a posé un pied au Québec le sait, la francophonie y est un enjeu capital. C’est un sujet qui vient naturellement dans les conversations, et qui anime régulièrement les débats public et politique. Un festival qui invite des artistes maniant la langue française y tient donc une importance particulière. Depuis 34 ans, ce sont les Francos qui endossent ce rôle-là.
L’édition 2023 de ce rendez-vous est comme d’habitude un événement qui prend l’air, côté programmation, d’un passage de bâton, et pas des moindres, Laurent Saulnier, programmateur historique du festival, a quitté l’aventure en 2022, pour se consacrer au management de la carrière de l’auteur-compositeur québécois Pierre Lapointe. Pour lui succéder, pas besoin de regarder plus loin que vers son bras droit depuis plusieurs éditions, Maurin Auxéméry, qui reprend donc le flambeau (Laurent Saulnier garde toutefois un rôle de conseiller stratégique).
La programmation était donc attendue au pied levé. L’annonce a su rassurer et convaincre les éventuels sceptiques. Sur les huit jours de l’événement, on retrouve des incontournables de la bande son quebécoise comme Robert Charlebois, et les monuments du rap du coin comme Taktika ou Yvon Krevé. À leurs côtés s’installent des représentants des nouvelles vagues sonores (Les Louanges, Jonathan Personne, Vanille), et des artistes confirmés venus de notre côté de l’atlantique (Aloïse Sauvage, Lujipeka, Camélia Jordana), jouxtant des usuals suspects comme Arthur H ou Louise Attaque.
Les Francos, c’est aussi un enjeu d’accessibilité. Une partie du programme se fait en salle, dans des espaces bien identifiés de Montréal, à quelques pas du site principal, et sont payants. Mais, sur les 150 shows proposés, une centaine est accessible gratuitement au gré des déambulations entre les scènes de la Place des Arts. La scène principale, augmentée d’écrans LED qui rendent visibles les shows même à celles et ceux qui restent au fond, voit se relayer quelques-uns des artistes les plus attendus de l’événement. Le rappeur Loud, la reine du Chiac Disco Lisa Leblanc, Cœur de Pirate ou encore les figures locales Fouki et Roxanne Bruneau y ont un créneau au peak time des soirées de l’événement.
De plus, ces deux derniers shows sont proposés le weekend, pour permettre à un public venu de l’extérieur de Montréal, de pouvoir s’y inviter le temps d’une soirée, et rentrer tranquillement le lendemain ou tard dans la nuit sans se soucier du boulot demain. Ça peut paraître peu, mais ça compte énormément. Dans ce programme fleuve, il fallait savoir naviguer, et faire des choix. Voici ce que l’on a pu voir lors de notre séjour montréalais.
Jour 1 – Lilison Di Kinara, Bon Enfant, Shreez et Jonathan Personne
Pour nous, c’est à la scène Hydro Quebec, assis en tailleur parmi les fidèles qui attendent le retour sur scène du poète émissaire de Guinée-Bissau, Lilison di Kinara, que le festival commence. Presque un quart de siècle après son premier succès, Bambatulu (1999) on retrouve le barde et son équipe accueillis sous les applaudissements. Un démarrage en potes. À même le sol, une calebasse entre les jambes et deux autres sur les côtes, Lilison donne le tempo de ce début de soirée. “Vous êtes pressés ? – Nan ! – Moi non plus. Il va y avoir des surprises”. Des surprises et puis une checklists à cocher, pour nous comme pour les artistes sur scène.
Par chance, la météo a décidé de donner tort à celles et ceux qui ont pris “une petite laine pour être sûr, au cas où ça fraichit”. Le jour baisse et le thermostat se maintient alors qu’on se dirige vers une nouvelle arène, pour voir un emcee exporter son flow outre-atlantique. C’est un rêve pour nombre de rappeurs de l’hexagone de le faire, aujourd’hui c’est le nordiste Ben PLG qui le réalise. Sur la scène Desjardins, il scande, accompagné d’un backeur, un guitariste et un DJ, “C’est nous, C’est nous”, et la foule de le reprendre, et de le soutenir. Ben Pour La Gloire est à plus de 50 000 kilomètres de son fief, mais ce emcee qui a transformé en carburant sa défaite au télécrochet de rap français Nouvelle École, est toujours chez lui.
Sur la pelouse de la scène voisine, c’est le rock qui prime. Montréal est connue pour son vivier de rockeurs émergents riche et bouillonnant, où les talents se disputent, les meilleurs interprètes se partagent, et les projets se multiplient. Entre les lights et le crash, joue un extrait de ce qui se fait de mieux dans cet écosystème-là, Bon Enfant, un groupe à l’aise sur les balades, vif sur les riffs, et d’une aisance captivante. Preuve que le groupe n’a pas volé son nom, quand le batteur se trompe de rythme au démarrage d’un nouveau morceau joué en exclu, il s’arrête, s’excuse au micro “C’est ma faute, je me suis trompé de morceau”, et l’ensemble repart, sans accroc ni crispation. Respect.
Bon Enfant – Diorama
Direction la Société des Arts Technologiques pour la suite. Une entrée pignon sur rue mène à un club minimaliste et spacieux fait de béton brut, de rails de lumières et de colonnes de pierres. Aux platines, la DJ locale G L O W Z I rappelle par sa selecta les liens entre l’amapiano sud-africain, le jazz et la house, en faisant glisser progressivement son fader vers des BPM plus élevés. Derrière, Yuksek, patron du Dance’O’Drome les samedis sur l’antenne, enchaine avec un grand mélange de groove qui fédère danseuse et danseurs. C’est dur de quitter le club, mais on est appelé ailleurs.
On s’en doutait à l’écoute de son 3ᵉ long-format au titre éponyme, Jonathan Personne, c’est quelqu’un. À l’origine auteur, chanteur, guitariste et illustrateur au sein du groupe Corridor, qui a connu un certain écho des deux côtés de l’atlantique, Jonathan Personne (Jonathan Robert au Civil), signe, depuis cinq ans, un catalogue qui fait revivre le rock sixties comme personne. Tout y est, orchestration, arrangements, échos et harmonies, comme s’il était monté dans un taxi à New-York en 65 et en était ressorti à Montréal en 2018. Sur scène, ils sont six, toutes et tous dotés d’une décontraction que seule la maitrise totale d’un instrument permet. Pour découvrir les paroles, il me suffit de lire sur les lèvres de mes voisins, “Un homme sans visage”, “À présent”, “Dans la chambre”, le groupe déroule son lexique amplifié par des harmonies, c’est décidé, on passera l’heure cadenassé aux premières loges.
Jonathan Personne – Un Homme Sans Visage
Retour sur la rue Sainte-Catherine, prêt de l’entrée du site, où je croise Camille Gottin, l’une des programmatrices de l’événement qui m’entraîne vers un show à ne pas manquer, le concert de Shreez, emcee bien établi de la drill québécoise, qui électrise l’audience de la scène Desjardins. Alors qu’on se dirige vers l’arrière scène pour profiter de la performance de près, notre guide improvisée nous dresse un portrait robot du bonhomme au micro. Né à Laval, Canada, de parents haïtiens, Shreez est l’un des représentants les plus importants d’un rap créolisé, qui s’appuie sur un lexique qui parle aux membres de la diaspora haïtienne, et sur des instrumentaux drill depuis longtemps apprivoisés de ce côté de l’atlantique. En France, les censurés de la drill s’appellent Gazo, Freeze Corleone, Ziak, ici, c’est un rimeur appelé Tizzo qui en est le père fondateur. Tizzo est justement un ami d’enfance de Shreez, et ce soir-là, ils sont tous les deux sur scène, pour fouetter l’instru de leur morceau “Chill?”.
Tizzo x Shreez – Chill?
Quand ‘intégralité des rappeurs en backstage investissent la scène sur les derniers morceaux, façon envahissement de terrain après une victoire importante en Ligue 1, on comprend qu’on assiste à un moment fort pour le rap local. Camille Gouttin le souligne, “Faire ça aux Francos, c’est montrer qu’ils sont dans la cour des grands. Et ce sont eux les grands”. La fin de cette première nuit, c’est dans une salle annexe du MTELUS rebaptisée “Shag” qu’elle se passe. Aux platines, c’est Mara, fraichement débarquée de Genève, qui foulamerde (entendre foutre le feu), et rappelle qu’elle était DJ avant de se convertir en chanteuse de hits émancipateurs sur fond de dancehall. Mais ça on en parlera plus en détails dans la deuxième journée, il est grand temps d’aller se mettre à l’horizontale.
Jour 2 – Hippe Hourrah, Mara Foulamerde, Hommage à Renée Martel + Interviews x2
Jour 2. On arrive juste à temps pour capter les dernières notes de flutes traversières du groupe de la Québécoise Vanille, de quoi démarrer cette soirée les oreilles légères. Pour la suite, on zieute le programme sur le dépliant et sur les réseaux. Sur Twitter, le Prince Waly annonce qu’il ne mettra pas en jeu sa couronne ce soir à Montréal, forfait pour problème de santé. Bon rétablissement au big. On reste donc sur la pelouse commune aux scènes Sirius X FM et Loto Quebec, pour assister au concert hommage à Renée Martel, incontournable voix de la pop et de la country québécoise, décédé en 2021.
Ce mémorial découle d’un disque publié plus tôt cette année, C’est notre histoire, élixir de jouvence pour le répertoire de Renée Martel, où des noms de la scène actuelle se succèdent pour reprendre des sons qu’ils et elles ont eus, comme nombre de Québécoises, dans les oreilles depuis l’enfance. Ce soir-là, ces mêmes interprètes émergents comme bien installés du paysage sonore local, se passe le témoin pour reprendre tour à tour des succès de Renée Martel. S’enchaine les sœurs Boulay, Elliot Maginot, ou Gab Bouchard, jeune dépoussiéreur de la country des 70s, que l’on avait pu apercevoir la veille dans un concert surprise sur la scène Hydro Quebec. S’il faut reconnaitre que pour moi, c’est une totale découverte, je suis le seul à vivre le moment ainsi. Autour de moi, ce sont des générations de québécoises et québécois qui parcourent un jukebox gravé dans leur mémoire.
Renée Martel – Un Amour qui ne veut pas mourir
À suivre, un autre hommage, pour une autre figure québécoise, dans le monde des arts visuels cette fois-ci. C’est le groupe montréalais psyché-rock Hippie Hourrah qui se charge, devant un bon millier de personnes, de faire revivre le peintre Jacques Hurtubise, emporté en 2014. C’est là le projet de leur dernier album, Exposition Individuelle, nés de la découverte de notes et de documents ayant appartenu au peintre, de la lecture de ses entrevues, de la visite de son atelier, ainsi que d’histoires rapportées par la famille de leur percussionniste Alix, famille qui était proche du fameux manieur de pinceau.
Sur scène, le chanteur Cédric Marinelli, tantôt sapé en countryman moderne, tantôt en superhéros à la cape pailletée, rend compte de cet album concept, archive imaginée de la vie d’Hurtubise, augmentée de textes nourris par la vie du groupe. Picasso, pinceau, mort et poing frappés contre les murs sont appelés à habiter leurs morceaux. On entendra à nouveau ce cri de victoire psyché dans les saisons qui viennent, car la bande a prévu une palette de dates sur l’hexagone de l’été à l’automne.
Chaque concert des Francos est annoncé par une speakeuse pré-enregistrée qui remercie le public, avant d’introduire l’artiste à venir. La suisse Mara a préparé un petit plus. Une voix fait une annonce similaire à ce que l’on entend quand un avion s’apprête à quitter le tarmac, sauf qu’ici, on s’envole pour un reinaume nommé Lovéland ou Foulamerde est la devise, et Foufoune l’hymne national. D’ailleurs pas besoin de karaoké pour que tout le monde ait les paroles, comme le raconte Mara “J’avais quelques personnes qui m’avaient DM sur Insta, sur les réseaux et qui me disaient qu’elles se réjouissaient de me voir. C’est vrai que j’ai été un peu confiante. Je me suis dit « C’est bon, en tout cas, c’est sûr qu’il y aura un petit peu de monde qui me connaît ». Mais je ne m’attendais pas à autant, je t’avoue. Et j’étais très, très agréablement surprise.”
Jour 3 – Ojos, Super Plage Lisa Leblanc
Après un break salvateur du lundi, pour les équipes organisatrices, comme pour les festivaliers, on reprend le chemin de la place des arts, rafraichies par une pluie matinale qui en a découragé certains, mais reste tout de même de nombreux braves pour les premiers concerts de la soirée. Sur la scène Hydro Quebec, on pose les yeux sur Ojos, un duo venu de Paris, qui rencontre pour la première fois le public Montréalais. (À vrai dire, les deux interprètes étaient déjà venus en 2018 défendre un autre projet, Holy Two).
La chanteuse Élodie Charmensat rompt le silence en glissant ces mots sur une instrumentale 2-Step “La moitié de ce que je raconte n’a pas de sens”. Ça pose les bases. Pourtant, ça n’empêche pas Ojos d’aborder des sujets sensibles comme sur leur titre Peligrosa “C’est un morceau qui parle de harcèlement. De harcèlement, qui m’est arrivé il y a des années. “Peligrosa” (ndlr. “Dangereuse” en espagnol), c’est un peu l’idée de l’arroseur arrosé. J’ai senti un danger à un moment donné et j’avais envie d’être le danger aux yeux de la personne concernée. C’est un morceau qui a pris du temps à sortir parce qu’il fallait trouver la bonne manière d’en parler. Sans rancune, sans aigreur, sans et avec le maximum de recul et de second degré.”
Ojos – Peligrosa
Avant de conclure leur concert par une exclu à venir dans leur prochain EP Discipline, le tandem reprend un morceau culte devenu même sur internet, What’s Up de 4 Non Blondes “Comme les gens ne connaissent pas encore nos morceaux, on voulait avoir tout de même ce moment super satisfaisant d’avoir en face de toi un public qui connaît la chanson que tu chantes. Et en fait, on a gardé ce truc-là parce qu’on trouvait ça marrant.” Effectivement, c’est effet karaoké. Quand elle passe tout le monde la chante.
Un texto me dépêche sur la scène Sirius FM, qui prend d’aire de jeu sablonneuse au son du groupe Super Plage, dont le chanteur avec son tatouage “Été” sur la hanche, et sa petite enclume sur le torse, justifie son nom à même la peau. On a le temps de profiter de deux chansons avant d’aller planter deux pieds sur la scène principale, habitées par la queen du Chiac Disco, Lisa Leblanc, venue chanter le hit procrastinateurs bien connu de nos “Pourquoi Faire Aujourd’hui”, et autres grooves en patois acadien autant tiré de son dernier long format, que des précédents, eux plus portés sur les banjos folk et le country.
Pour conclure cette soirée, pas d’autres choix pour nous que de filer à la salle MTELUS, magnifique enceinte de la rue Sainte-Catherine, qui accueille ce soir Disiz, pour un live idéal pour se lover. Avant l’entrée en scène de l’homme de la soirée avec les musiciens de son band, la salle goute à l’orchestration suave de “Lujon” d’Henri Mancini, signal que la prochaine heure se vivra comme une idylle filmée en méditerranée. Disiz déroule les étapes de L’Amour, son dernier album, invite le belge Prinzly sur scène, et fait trembler le parterre de la salle sur “Rencontre”, son featuring avec Damso et sur son dernier titre à l’ambiance eighties “Midnight”, sorti quelques semaines plus tôt.
Jour 4 – Juliette Armanet incandescente au Mtelus
C’est le dernier jour pour nous, même si le festival dure encore jusqu’au dimanche, avec quelques concerts à venir dont on ne préfère ne pas en parler, pas remuer le couteau dans la plaie, tant on aurait aimé rester pour y assister (pêle-mêle Voyou, Biga*Ranx, Rowjay, Les Louanges…). Avant de filer vers YUL, on a encore un concert sur notre checklist et pas des moindres, Juliette Armanet qui présente son album Bruler le Feu, en tournée depuis plus de 18 mois. Donc oui, ce n’est pas une première du tout, d’ailleurs, elle était l’année dernière à ces mêmes Francos de Montréal, et dans le public, certains sont de retour pour la revoir un an plus tard, comme s’il voulait confirmer que la première fois n’était pas un rêve. C’est dire si ce concert est impressionnant. Chaque seconde du show est un tableau, chaque instant une photo. La combinaison de lumière rouges et dorées font écho aux couleurs de son album, et étendent le thème incandescent de ses morceaux au-delà du son.
Quand le piano-voix d’imaginer l’amour appelle à plus de légèreté, la salle se tamise, et quand Juliette Armanet disparait de scène avant de revenir parée d’une tenue de manifestation du disco à son zénith. Les rayons se braquent sur sa panoplie faite de ce qui ressemble de loin à des diamants, qui viennent réfléchir la lumière, à la manière d’une boule à facette. Alors qu’elle chante le “Dernier Jour du Disco”, Armanet devient la source de lumière principale de la salle. Honnêtement, ça en jette, et c’est l’image que j’ai encore en tête alors que je récupère mes bagages en France, déphasé, mais content, prêt à dresser le bilan de cette édition.
Vers la 35ᵉ…
Le bilan, les chiffres le feront mieux que moi. Cette année, les Francos ont réuni 38 000 personnes sur les 150 événements proposés, une mobilisation forte et enthousiasmante pour l’équipe du festival. Si cette année marque un passage de relais en interne, côté programmation, c’était aussi une année de confirmation de dispositif qui ont fait leurs preuves. On pouvait voir dans la foule des Hirondelles, membres d’un projet interne au festival développé depuis 2017, dont la mission sur le site est de sensibiliser, prévenir et agir face aux diverses formes d’agression et harcèlement sexuels auprès des femmes, des personnes marginalisées et des membres des communautés LGBTQ+.
C’était aussi l’année de la solidification du principe des 3RV (réduction à la source, réemploi, recyclage et valorisation). Exit les gobelets en plastique, enter les îlots de tri. Des programmes que l’on peut s’attendre à retrouver pour l’édition prochaine. Comptez sur nous pour vous retracer la prochaine étape de ce rendez-vous, qui permet aux différentes expressions de la langue française de se conjuguer, et qui rappelle qu’une langue vivante a besoin de spectacle vivant pour rayonner.