Un collectif invite à reconsidérer l’idée que l’on se fait de la « musique asiatique ». Et c’est efficace.
Transformer les regards, souvent stéréotypées, d’un monde occidental qui l’assimile souvent à des petits chants aigus et à des musiques de restaurants asiatiques. Permettre à une scène électronique underground d’émerger, et de pouvoir s’entraider autant que possible. Prouver au monde que la musique électronique émanant du continent asiatique n’est certainement pas un bloc homogène et stable, mais bien l’inverse. Saphy Vong, à la tête également du projet Lafidki, est le fondateur du précieux collectif Chinabot (Pal Hwang Dan, Fauxe, Pisitakun…) une structure qui a pour objectif revendiqué de « changer le regard des gens sur la musique asiatique ». À l’occasion de son passage au Bar à Bulles de La Machine du Moulin Rouge, entretien avec un artiste engagé et militant.
Récemment, on rencontrait le collectif Arabstazy, qui a pour ambition de déconstruire les clichés sur la « musique arabe », et prouver l’hétérogénéité, notamment, de la musique tunisienne. Y a-t-il une démarche semblable chez Chinabot, avec la musique asiatique ?
Je ne connaissais pas ce collectif qui a l’air très intéressant, il y a en effet des similitudes. On se sent proche de cette idée « de la nécessité de préserver une culture particulièrement menacée par la mondialisation et l’uniformisation progressive des cultures ».
Il y a un eurocentrisme évident. Régulièrement, la musique électronique semble s’engager contre les discriminations sociales, ethniques ou sexuelles. Mais quand tu te rends dans les festivals ou dans la plupart des événements organisés en France, il n’y a finalement pas beaucoup de mélange. Le public reste très blanc et un peu bourgeois, ou du moins issu des classes moyennes supérieures. Avec Chinabot, notre mission est d’essayer de redistribuer le pouvoir à ces artistes asiatiques qui n’obtiennent bien souvent pas la crédibilité dont ils ont besoin et sont souvent oubliés, sous-représentés et simplement exploités.
Souvent, lorsque quelqu’un pense à la musique asiatique, c’est à une musique faite de gong, de voix aiguës…
Nous voulons trouver une façon de contester cette perception de la musique asiatique. Souvent, lorsque quelqu’un pense à la musique asiatique, c’est à une musique faite de gong, de voix aiguës – principalement chinoises, à des visuels de geisha, ces clichés stupides qui inspirent encore à nos jours les humoristes français. Bien sûr, il se passe en réalité beaucoup plus de choses en Asie, et il est important que les gens voient cela parce que cela pourrait aider à dé-classifier les attentes, car une fois que le genre est étiqueté, il est alors compartimenté et décomposé. Cela peut conduire à l’exploitation, à la classification, et finalement à une autre forme d’outil colonial.
Parlez d’une musique « européenne » ou « nord-américaine » n’aurait aucun sens. Est-ce que parler de musique « asiatique » en a un ?
En tant que nord-américain, britannique ou européen, il n’y a rien à prouver, car la musique la plus globalisée et la plus médiatisée vient de ces régions. Nous sommes en 2018 et il y a encore un manque de représentation d’artistes asiatiques et africaines dans les musiques actuelles. On parle bien de musique africaine, latino donc pourquoi pas de musique asiatique ? On a l’habitude de catégoriser ces continents en « world music », ce terme qui a été inventé par les Occidentaux.
Il y a un manque de diversité que l’on retrouve dans la plupart des grands festivals de musiques actuelles dans le monde, où l’on ne peut pas dire que les Africains ou les Asiatiques soient très représentés. Je suis d’origine cambodgienne mais j’ai grandi en France, j’ai 36 ans, j’habite à Londres, et je ne trouve pas qu’il y ait eut beaucoup de changements entre mon adolescence et maintenant.
Quand vous parlez de collectif, de quoi parle-t-on exactement ?
Nous voulons montrer une partie de ce que nous aimons, des cultures d’où nous venons et de nos propres idées. Chinabot se positionne au point de jonction entre l’influence de la musique « asiatique » et les sons contemporains.
Nous nous entraidons sur les tournées, sur les sorties de disques…Chaque pays est différent mais la diffusion reste nationale, et avoir des membres du collectif un peu partout à travers l’Asie nous permet de nous organiser plus facilement. Nous avons tous des parcours plutôt différents, ce qui nous donne une force.
Nous voulons remettre en question nos hypothèses sur ce qu’est la musique et où elle peut aller. Les gens sont souvent nourris d’une image singulière de la musique asiatique, mais chacune de nos cultures est variée et complexe.
Même en 2018, nous sommes étouffés par le stéréotype de l’ouvrier robotique non créatif, et étiqueté comme « Chinois », peu importe d’où nous venons. En continuant la déshumanisation des Asiatiques à l’écran et dans la culture populaire, cela nous déshumanise dans la vie réelle.
Créer un autre récit de musique d’Asie et de sa diaspora
Le racisme contre les Asiatiques est non seulement ignoré, mais souvent accepté, non reconnu ou même encouragé. Nous voulons briser les silences, qui sont souvent aussi encouragés par notre propre culture, afin de pousser le public à regarder de plus près l’inégalité raciale envers les Asiatiques. Faire de ce silence une force, Phantom Force est d’ailleurs le nom de la première compilation du label.
Dans le sens le plus littéral : nous voulons créer un nouveau « stéréo type ». Chinabot est un espace pour les artistes asiatiques pour jouer avec leurs idées et leurs hybridités culturelles. Ce faisant, nous espérons créer un autre récit de musique d’Asie et de sa diaspora.
Vous dites : « notre but est de changer les idées des gens sur l’Asie, souvent sous-représentées et stéréotypées ». Quels sont ces stéréotypes que vous évoquez ?
Côté cinéma, par exemple, plusieurs films ont alimenté le débat sur le whitewashing, et sur ces rôles très stéréotypés qui sont très souvent réservés aux acteurs d’origine asiatique : le geek, le spécialiste en art martial, la femme soumise…
De même, l’adoption de la culture sud-asiatique par la musique pop américaine se concentre généralement sur la réorientation de la musique de film traditionnelle, ainsi que sur les chansons folkloriques et dévotionnelles des régions. La multitude de timbres, nés de différents instruments de percussion, et la diffusion variée de talents vocaux à travers la musique sud-asiatique se sont révélés être une bonne source pour les producteurs de hip-hop et de pop. Il peut parfois servir uniquement à promouvoir des stéréotypes absurdes, irrespectueux par nature.
Un autre exemple simple et anodin avec le morceau « China Girl » de David Bowie. Le « riff oriental » à la guitare qui ouvre la chanson est un énorme stéréotype de la perception occidentale de la musique chinoise. Aussi, dans le clip, Bowie fait semblant d’être chinois, en tirant ces yeux. Ça n’empêche pas que j’aime cette chanson.
Avant les grandes migrations chinoises vers les USA et l’Europe, il faut se rappeler que les Chinoiseries étaient présentées dans l’art occidental comme un idéal exotique et romantique – la Chinoiserie et l’Orientalisme étaient une mode au XVIIIe siècle qui présentait la Chine comme une terre lointaine et brumeuse avec des mandarins et leurs concubines dans les pergolas de bambou. Des centaines de milliers de travailleurs migrants chinois ont déménagé en Amérique pour travailler. L’effondrement de l’après-guerre civile a été marqué par une vague d’animosité politiquement inspirée envers la communauté chinoise par des groupes tels que « l’Ordre Suprême des Caucasiens ».
Au cours du XIXe siècle, l’oppression de la population noire afro-américaine a été propagée et normalisée à travers la culture populaire en utilisant des genres racistes tels que les spectacles « Blackface ». Et on a vu la même chose avec les « Yellowface » pour les Asiatiques, qui ont commencé alors que les artistes chinois interprétaient des spectacles de Vaudeville. Au sein de ces « spectacles », la musique chinoise y était humorisée. On y exagérait ses voix aigües, et ses accents « chinois ». C’est là que nous trouvons, notamment, l’ancêtre du thème dit « oriental ».
Actuellement, les artistes asiatiques en Amérique ou en Europe semblent être fortement concentrés sur la musique K-Pop. Les responsables de la musique semblent hésiter à commercialiser des artistes asiatiques en musique, peut-être à cause des stéréotypes à leur sujet ou des craintes que les consommateurs ne se connectent pas. Et les artistes qui obtiennent une renommée majeure ont tendance à avoir des regards plus racistes. Pour l’instant, certains artistes asiatiques prennent les choses en main, en diffusant de la musique originale sur différentes plateformes. Je pense que c’est juste une question de temps et d’effort pour que plus d’artistes asiatiques soient plus exposés. Le talent est là ; maintenant, il s’agit de faire entendre ces voix avec succès dans le monde.
Sur Chinabot, vous présentez à la fois des artistes de Singapour, de Chine, du Japon, du Cambodge ou de Taïwan. Pourquoi ce choix ?
Il n’y a pas une volonté particulière vers ces pays spécifiques, ce sont les personnes que j’ai rencontré et avec qui j’ai tourné avec en général, il y a aussi des artistes thaïlandais, d’Indonésie ou d’Inde.
Pouvez-vous nous parler des groupes que vous présentez ?
Il y en a pas mal, mais je préfère me concentrer sur ceux qui collaborent régulièrement.
Pisitakun, de Bangkok, avec qui on démarre une tournée européenne dans un mois, produit une musique entre ambient noise techno et industriel. La musique abstraite lui permet de faire passer un message contre le gouvernement thaïlandais. C’est aussi un artiste visuel qui a dû s’exiler au Japon et en Indonésie à cause d’une installation qu’il a effectué à propos du Roi de Thaïlande. À plusieurs reprises, des militaires sont venus arrêter ses expositions et ont embarqué ses oeuvres. Il utilise des samples contre le gouvernement en fond sonore, et il est donc moins évident de boycotter son art. Pisitakun va réaliser son prochain album So Sleep sur Chinabot qui sera assez assez différent car au début de cette année, son père est mort d’un cancer. Comme c’est la tradition thaïlandaise, il s’est rasé le crâne, les sourcils et sa barbe et s’est fait ordonner, passant un jour et une nuit en tant que moine pour l’esprit de son père. Son prochain album parlera de cette expérience, mêlant des instruments funéraires thaïlandais à ses paysages sonores électroniques. Il a enregistré les derniers moments de son père comme sa respiration ou le son du moniteur cardiaque, ainsi que les chants funéraires des moines.
Dângrêk Mountains by Lafidki – Ayankoko – PisitakunNotre dernière sortie est Fauxe, de Singapour. Il a produit un album après après avoir passé huit mois en Malaisie l’année dernière, et mélange des samples traditionnels de différents dialectes (Malay, Tamil, Hokkien…) avec des beats hip-hop déstructurés. Singapour a quitté précipitamment la Malaisie en 1965 et leurs relations ont été tendues depuis lors, mais les deux pays ont une histoire commune profondément ancrée. Il espère que la musique amènera une certaine compréhension et appréciation de ce que partagent les deux pays. Nommé d’après le mot Bahasa Melayu pour « sincérité », I K H L A S sert d’ode à la Malaisie et son héritage sonore.
FAUXE – I K H L A S by FAUXEPal Hwang Dan est un artiste coréen qui mélange la chanson coréenne, la musique de jeu vidéo et la synth wave. Un artiste assez excentrique qui peut passer de choses assez romantiques à des paysages sonores assez glaciaux et glauques. Il y a une texture métallique dans ses morceaux car il enregistre des objets métalliques pour créer ces rythmes. Ses morceaux peuvent être très catchy aussi à la manière de John Maus ou Molly Nilsson.
Pal Hwang Dan – Saneopseonjip 산업선집 by Pal Hwang DanJe pense que le mieux est encore de consulter notre site.
Comment avez-vous eu l’occasion de les rencontrer, ces groupes ?
J’ai rencontré la plupart des artistes en tournée avec mon projet solo Lafidki, et la plupart sont des amis de longue date. J’ai aussi vécu au Cambodge, ce qui a permis un échange plus facile par rapport à la distance. J’ai booké pas mal de dates pour des artistes asiatiques en tournée. Il y a aussi bien sûr internet qui a permis de connecter des amis d’amis.
Chinabot by LafidkiEn 2018, quel état peut-on dresser de la musique électronique dans ces régions que vous évoquez ?
J’ai l’impression que la scène de Taïwan s’exporte plutôt bien avec sa techno à base d’instruments traditionnels chinois et Sonia Calico qui mélange de la Mandopop avec de la Trap. J’ai eu la chance de tourner avec Lujiachi de Taïwan aussi qui est vraiment sous-estimé. Je parle de ce pays car il y a une scène indépendante vraiment active où tout le monde s’entraide.
Je ne vais pas parler du Japon car on en parle déjà beaucoup, mais il y a cette sorte de fétichisation de l’Occident par rapport à la scène de pays, il y a eu une scène noise vraiment inspirante dans le passé mais actuellement c’est plutôt commercial. Il y a tout de même certains artistes vraiment surprenant, nous avons sorti l’album de Dagshenma de Kyoto par exemple. Il fait quand même parti d’une autre génération.
On peut sentir une différence entre l’Asie de l’Est et l’Asie du Sud-Est par exemple, il y’a le contexte socio-économique qui joue beaucoup.
La musique asiatique, comme sa politique, reste pleine de barrières
Certains artistes asiatiques ne luttent pas seulement à l’étranger pour se produire, mais même dans leur pays d’origine. La musique asiatique, comme sa politique, reste pleine de barrières. Toujours en matière d’égalité des genres, le monde électronique ou expérimental a encore beaucoup de chemin à parcourir. Même si les choses s’améliorent lentement, il reste encore du travail à faire.
Au Cambodge par exemple, les groupes locaux obtiennent plus d’attention avec les membres expatriés blancs. 80% des promoteurs sont également des expatriés. Il y a un club au Cambodge dirigé par un russe qui vient de décider d’interdire les Asiatiques.
Cette inégalité structurelle est visible presque tous les jours. Dans les line-up de festivals notamment, où se sont souvent des occidentaux blancs qui se retrouvent en tête d’affiche. L’esthétique asiatique a pourtant été omniprésente dans la mode, le cinéma, la photographie et la musique. Pour les créateurs asiatiques, cela semblait être une source de fierté et l’espoir d’une plus grande visibilité, au début. Jusqu’au jour où ils ont réalisé que les créatifs occidentaux couvraient ces projets par eux-mêmes.
Quels sont les objectifs, à terme, de Chinabot ?
J’aimerais créer un mini festival avec tous les artistes ! Jouer avec tous ces artistes dans un seul endroit pour un bon moment serait incroyable. Sinon un groupe avec plusieurs de ces membres serait génial aussi ! Nous prévoyons une tournée en octobre en Europe. Je voudrais organiser plus d’événements liés à Chinabot. Nous pensons à faire un zine, quelque chose sur papier que nous pouvons partager, en expérimentant davantage avec des travaux imprimés car il y a beaucoup de sujets à aborder. Je ne veux pas faire trop de plans, car cela prend déjà beaucoup de temps. Continuez à découvrir et rencontrer des artistes intéressants et juste s’amuser. Dans l’immédiat, nous avons un Dj set au Bar à Bulles de la Machine du Moulin Rouge le 10 août.
Visuel en Une : (c) capture d’écran Youtube