Quand la photographie s’empare des vestiges du cinéma italien
Désertée Cinecittà ! Après 75 ans de bons et loyaux services au monde du 7e art, la célèbre cité du cinéma romaine serait en passe de rejoindre le Forum et le Colisée au panthéon des vestiges de l’Histoire. Pâle destinée pour ces studios mythiques qui, durant toute la seconde moitié du XXe siècle, ont accueilli les plus grands producteurs, réalisateurs et acteurs que le cinéma européen ait connus et portés.
Vous me direz, peut-être que le repos (le coma ?) historique a des bons côtés, que derrière la perte de son identité fonctionnelle, de sa capacité à produire des films, Cinecittà est en droit d’attendre une seconde vie marquée du sceau de la muséification. Mais qui dit muséification, dit reconnaissance – internationale de préférence – de la déroute.
Or, pour l’instant, contrairement à ces mastodontes de la mémoire antique que sont le Forum et le Colisée, Cinecittà peine à s’élever au rang des curiosités ultra pouponnées du Patrimoine mondial de l’Unesco ; et ce n’est pas faute d’une mobilisation de la société civile en Italie et en France. Pour attirer l’attention sur cette douloureuse situation et rendre hommage à un haut-lieu du patrimoine culturel mondial, les photographes italiens Gianluca Gamberini et Emanuele Scorcelletti ont arpenté les décors en ruine de la cité cinématographique sur les traces de son faste passé.
Exposé jusqu’au 19 janvier 2013 au Studio du Patio-opéra à Paris, le double témoignage qu’ils rapportent oscille intelligemment entre visée documentaire et création artistique.
Retour sur l’histoire d’Hollywood sur Tibre
Cinecittà, c’est d’abord le rêve un peu fou d’un journaliste et homme politique italien, Luigi Freddi, qui escomptait rien moins que concurrencer Hollywood en créant le plus grand complexe cinématographique d’Europe. Dans les années 30, alors qu’il est chef de la Direction générale de la cinématographie (un organisme mussolinien de contrôle du cinéma), ce fasciste de la première heure – squadriste, il a contribué à fonder les Faisceaux italiens de combat – tente de convaincre Mussolini de créer la “Città del cinema” aux portes de Rome. Adepte des projets d’envergure, Il Duce ne se fait pas prier longtemps et pose la première pierre de l’édifice le 26 janvier 1936. 15 mois plus tard, « Hollywood sur Tibre » est né. Ses 60 hectares de studios, théâtres, jardins, restaurants, hôtels et piscine sont prêts à accueillir la fine fleur du cinéma fasciste. Il faudra attendre 1943 et la chute de Mussolini pour que Cinecittà se mette à servir de plus nobles intérêts.
L’expérimentation néoréaliste se substitue alors à la propagande. C’est l’époque de Visconti, Rosselini, de Sica et plus tard du très fidèle Fellini qui tourne la plupart de ses films au « Teatro Cinque », le studio n°5 immortalisé par Scorcelletti. Entre cette époque bénite post-Bénito et la reconversion du site aux exigences télévisuelles dans les années 70, de célébrissimes péplums – Hélène de Troie, Ben Hur, Cléopâtre – et western spaghettis – Pour une poignée de dollars de Sergio Leone par exemple – y voient le jour.
Francis Ford Coppola, Ettore Scola et Jean-Luc Godard sont également des habitués de ces plateaux. Côté starlettes, même son de trompette : Brigitte Bardot, Claudia Cardinale (qui donne une interview en marge de l’exposition), Anouk Aimée, Alain Delon, Michel Piccoli et cetera. L’histoire individuelle de Cinecittà, on l’aura compris, est un concentré de l’histoire du cinéma européen.
Humainement parlant, il faut se représenter Cinecittà comme un joyeux maelström, une grande fête qui durait l’espace de quelques semaines ou de quelques mois, et durant laquelle des foules de quidams, stars et travailleurs d’un jour, se pressaient quotidiennement aux portes de la cité dans l’espoir d’y être accepté : acteurs d’un jour, aspirants figurants, cuistots, décorateurs, plâtriers… un gigantesque melting pot sauce pesto auquel se joignaient – évidemment – de moins “présentables” mais de tout aussi conciliants travailleurs : dealers et prostituées de grand chemin en tête du cortège.
Comment, dès lors, expliquer la fermeture prochaine de ces studios mythiques ? Et, pire encore, comment rendre compte de leur potentielle reconversion… en club de fitness ? Comment cette gigantesque machine à produire du rêve en Super 8 s’est-elle débrouillée pour connaître une gueule de bois aussi violente ? C’était la même pourtant qui, dans les années 2000, accueillait encore le tournage de blockbusters comme Gangs of New York (Scorcese) ou La Vie aquatique (Wes Anderson) et qui, plus récemment encore, servait de décor aux séries Kaamelott et Doctor Who.
Plusieurs explications sont avancées ça et là pour rendre compte de cette déconvenue. Certains y voient le symptôme d’une baisse drastique de l’investissement public. D’autres mettent en cause la patte mortifère de la mondialisation et accusent le coût des délocalisations – en Pologne et au Maroc par exemple. D’autres encore associent l’agonie actuelle de la cité à l’immense incendie qui l’a ravagée, un matin d’août 2007, et dont elle ne s’est jamais pleinement remise.
Quoi qu’il en soit, si ces diagnostics ante mortem convergent tous vers l’idée d’une carence financière, apparemment incurable, de la patiente Cinecittà, il reste possible de poser sur elle un autre regard que celui, froid et implacable, du médecin quasi légiste.
Photographier l’absence…
Cet autre regard, c’est d’abord à travers l’objectif de Gianluca Gamberini qu’on le découvre. Assistant-réalisateur pendant 10 ans à Cinecittà, Gamberini est ce qu’on pourrait appeler un fin connaisseur des lieux. Rien d’étonnant, dès lors, à ce qu’il cherche à saisir l’essence de Cinecittà à travers ses clichés aux couleurs pastels. Capter « la métaphysique et l’abstrait dans des lieux-non-lieux où le montré et le caché, le réel et le faux se mélangent pour devenir les différentes faces d’une même histoire », voilà le projet.
Des lieux-non-lieux, kesako ? On pense d’emblée aux Non-lieux de Marc Augé, ces espaces interchangeables où l’homme surmoderne ne fait jamais que transiter dans le plus pur anonymat. Ira-t-on pour autant jusqu’à apparenter Cinecittà à une aire d’autoroute, un supermarché ou un camp de réfugiés ? Quand même pas, la comparaison se limite tout au plus au fait que Cinecittà voyait passer, pour un temps donné, des personnages de tous horizons. Mais à bien y regarder, on ne faisait pas que passer dans la cité du cinéma, on s’installait, on posait ses bagages et ses décors, on créait un univers et on l’habitait temporairement. Non-lieu de passage, oui, mais surtout lieu de création.
Les photos de l’artiste italien attestent de cette duplicité intrinsèque de tout studio de cinéma : association ou coprésence du réel et du factice, du solide et du toc, de la vie et du vide. Dans chacune de ses photos, il montre à la fois l’endroit et l’envers du décor : puissance quasi érotique d’un décor à demi nu. S’en dégage une atmosphère étrange de no man’s land ou de ville fantôme – et fantoche – totalement éreintée par le temps.
La polysémie du mot “temps” en français se révèle éclairante pour notre analyse. Sous le regard à la fois attendri et distancié de Gianluca Gamberini, Cinecittà semble en proie au temps qui passe, au devenir chronophage, à la destruction programmée de ces installations d’extérieur abandonnées. Le temps en l’occurrence, c’est d’abord le medium absolu qui reconduit à l’état de poussière tout ce que la prétention des hommes avait cru ériger devant l’éternel.
Mais l’image du temps chez Gamberini c’est aussi celle du temps-climat, du temps qu’il fait, de l’in-tempérie. Le mauvais temps qui, comme dans ces photos d’un silence assourdissant, recouvre d’un épais manteau neigeux les puissances du faux cinématographique : ici disparaît à moitié une statue poséidonesque du Casanova de Fellini, là un décor de la série Rome. Un temps (de chien) qui fige le temps (de Chronos) et exhibe dans toute sa nudité la réalité d’un site en perdition.
Statues hellénisantes en polystyrène décrépi, décors en carton-pâte attaqués par les moisissures, armatures rouillées de façades unifaces, toutes ces photos transpirent l’odeur âcre de l’oubli – un oubli d’autant plus puissant et amnésique que les oubliés en question n’avaient pas vertu à durer plus longtemps que le film pour lequel ils ont été construits.
A mi-chemin entre une époque qui n’est plus et une autre qui se fait attendre, ses photos en couleur semblent pourtant (ré)activer la mémoire de Cinecittà et lui offrir un viatique salvateur en l’attente d’une solution plus pérenne. Elles la figent – et la sauvent ? – par l’image à défaut de pouvoir la préserver réellement. Dans un style résolument documentaire, ces clichés conjoignent finalement grandeur du passé, incongruité du présent et éternelle incertitude quant à l’avenir.
… Et lui rendre son actualité
Les photos d’Emanuele Scorcelletti constituent à ce titre un excellent contrepoint au travail de Gamberini. En effet, là où Gamberini fixe la dés-errance des lieux, Scorcelletti tente pour sa part de les ranimer, de les ramener à la vie.
La dialectique opère moins chez lui entre présence et absence qu’entre réel et imaginaire. Les grands hommes ont déserté les studios, qu’à cela ne tienne, révélons les esprits qui les y ont succédés, semble affirmer le photographe. L’esthétique toute de noir et blanc vêtue n’y est pas pour rien dans cette histoire. Elle attise l’imagination et ravive par là même des histoires oubliées. Il ne s’agit plus, cela dit, de raconter la passé, mais d’en mobiliser la charge émotionnelle pour ouvrir sur un autre monde, fantasmagorique celui-là. L’approche se fait délibérément onirique ; le cadre serré des photos convie le spectateur à un voyage au cœur des grandes épopées cinématographiques de Cinecittà. Chaque cliché est truffé d’objets “vivant” dans une quasi autonomie, contrairement aux photos de Gamberini qui font davantage l’économie de ces artefacts pour se concentrer sur le dénuement du paysage.
Ici un enchevêtrement anarchique de statues factices, là une “Via Appia” qui a particulièrement bien résisté aux attaques de la nature, là encore des dizaines de bustes en stuc amoncelés sur une table et semblant discuter le bout de gras dans la plus grande intimité (“Icônes”). Entre une statue déminéralisée de la Vierge Marie (“Prière”) et des échelles romaines postiches, oubliées contre un mur tout aussi contrefait (“Le Mur”), la photo d’une allée bordée de lampadaires modernes sur fond de catapulte antique (“Soirée privée”) tire subitement le spectateur de sa rêverie atemporelle et lui rappelle que pour survivre les décors de Cinecittà font office de salle de réception… Conflits d’époques et d’intérêts qui amusent le photographe et égaient notre journée.
Cinéphiles, photographes, historiens d’art ou simples chalands, ne passez pas votre chemin !
Infos pratiques :
Du 26 novembre 2012 au 19 janvier 2013
Au Studio du Patio-Opéra
Du lundi au samedi, de 12h à 19h, & sur RV. Entrée libre.
Infos exposition au 06 86 26 77 73 / karin.hemar@gmail.com
www.lepatio-opera.com / 01 40 98 00 92
5 rue Meyerbeer, 75009 Paris – Métro Opéra / Chaussée d’Antin Lafayette