Sergueï Eisenstein l’avait décelé dès les années 1940, au détour de son essai inachevé sur Walt Disney, et l’actualité de ce phénomène n’a pas été remise en question par l’émergence des Amaflix et Netzon Prime (sic). Citons le réalisateur russe : « Parmi les caractéristiques étranges […], il en est une qui veut que chacun se choisisse des étoiles déterminées et vive en fonction d’elles. Ces étoiles ne sont pas célestes, mais cinématographiques, ce qui ne change rien à l’affaire. »
C’est sous la protection des premières que vous pourrez profiter de l’éclat des secondes, sur la terrasse de Blonde Vénus. Chaque mercredi estival, le side-project de l’IBoat déploiera la toile blanche de ses écrans pour des Cinémas Plein Air qui n’auront pour seul plafond que les hauteurs célestes et pour système de ventilation la rumeur légèrement humide des Bassins à Flots, qui vous parviendra, calé.e dans votre transat siglé (qu’on vous recommande de réserver avant l’heure ; ça partira comme des petits pains). A noter qu’en cas de prévisions Météo France peu engageantes (pluies torrentielles, mercure frisquet, rafales à décorner les bovins), les cinéphiles trouveront une solution de repli toute indiquée à l’intérieur de la guinguette Blonde Vénus. Tout est prévu, avec quelques coups d’avance – soyez tranquilles à ce sujet.
Mais pour voir quels films ? C’est tout de même là un point crucial. J’y viens – mesdames, mesdemoiselles, messieurs, mesdamoiseaux.
Première chose à dire : la programmation suivra deux axes thématiques. En juillet, ce seront les « beautiful losers » qui assureront la montée de dopamine visuelle. Les perdant.e.s magnifiques, les chevalier.e.s du c’est-pas-passé-loin, les Laurent Fignon du Tour 89 mais sans le vélo Gitane. Après le fameux Brazil de Terry Gilliam en ouverture, les rocambolesques personnages de Ghost Dog, le tueur à gages samouraï et colombophile du film éponyme de Jarmusch, et de Steve Zissou, l’océanographe épigone de Cousteau dépeint par Wes Anderson dans sa Vie Aquatique (2004), seront hissés au tableau d’honneur. Deux films dont les bandes-sons sont de surcroît des plus mémorables : nec-plus-ultra de hip-hop new-yorkais, sous la houlette de RZA, pour Ghost Dog (1999), et reprises folk tropicalistes de Bowie côté La Vie Aquatique.
Après quoi, ce sera déjà le mois d’août et il conviendra d’aborder le second volet de ces Cinés Plein Air, qui s’appliquera à suivre le principe tatiesque chers aux Inrocks première époque. Si un excès de couleurs distrait les spectateur.rice.s, le noir, le blanc et les variations de gris, plus ou moins contrastées, devraient les fasciner, et plutôt quatre fois qu’une, pendant cette revue du N&B moderne.
Ça démarrera avec le Down By Law de Jim Jarmusch – encore lui ! – qui filme le bayou louisianais, les paumés, les outsiders, Jack, Zack (autrement dit, Tom Waits et John Lurie) et l’allègre Roberto (Benigni) qui s’emmêle les crayons entre ces deux énergumènes du genre fier et têtu. S’ensuivra Lenny, un documentaire (ou plutôt un docu-fiction avant la mode) sur le comique anticonformiste Lenny Bruce, jusqu’au-boutiste de la punchline bien salée appliquée sur les plaies de la bien-pensance nixonienne. Puis ce sera au tour du rare et culte Radio On, road movie songeur signé du cinéaste anglais Christopher Petit (et produit par Wim Wenders) dont le mutisme ténébreux, le climat lancinant et le score extraordinaire (Kraftwerk ! Bowie ! Devo ! Robert Fripp ! Ian Dury ! ) a marqué une génération entière, celle du second choc pétrolier et de la coldwave.
Enfin, c’est la plus récente Légende de Kaspard Hauser, de Davide Manuli, qui bouclera cet été cinéphile à ciel ouvert. Inspiré par l’histoire ô combien mystérieuse du vrai Kaspar Hauser, ce long-métrage insulaire et iconoclaste prend tour à tour les apparences du western absurde, du projet expérimental arty et de la parabole irradiée par le soleil méditerranéen, les tableaux de Botticelli et la culture club – grâce aux pulsations électroniques de Vitalic à la B.O. Un véritable midnight movie digne de ses aînés 70s, transgenre à plus d’un titre, mystérieux comme la recette de la vraie carbonara ; une surréalité bichrome qui restera longtemps dans votre œil. L’« orphelin de l’Europe », reconverti apprenti DJ, est-il un messie, un imposteur, une poupée de cire poupée de son ? La réponse, peut-être, vous appartiendra devant l’écran.
Cinéma Plein Air, tous les mercredis de juillet et d’août 2021, à 22h00 @ Blonde Venus (Bordeaux).