Lyrique et audacieuse, cette musicienne parisienne nous murmure une liste de « talismans » pour le futur, suivie d’une reprise solaire et dédoublée de David Bowie, enregistrée rien que pour nous.
« Ce matin il est arrivé une chose bien étrange. Le monde s’est dédoublé. Je ne percevais plus les choses comme des choses réelles. J’ai pris peur, j’ai crié que quelqu’un me vienne en aide. J’ai accueilli un ami qui m’a pris dans ses bras et m’a murmuré tout bas : regarde derrière les nuages, il y a toujours le ciel bleu azur qui, lui, vient toujours en ami te rappeler tout bas que la joie est toujours à deux pas. Il m’a dit : prends patience, mon amie prends patience, vers un nouveau rivage ton cœur est emporté, l’ancien territoire t’éclaire de ses phares. »
Est-ce sa voix grave, formée au chant lyrique, familière de l’opéra dès son plus jeune âge ? Ce vibrato d’autorité ? Cette mélodie qui cavale comme un appaloosa fougueux dans les plaines du chagrin ? Portée par la batterie qui martèle et la peine lumineuse d’une clarinette ? Le tout, pour projeter ce texte-baume censé apaiser notre besoin de consolation qui, comme chacun sait, est « impossible à rassasier » ? Est-ce la promesse d’une amitié, d’un lendemain qui viendra toujours, l’imminence de nouveaux rivages, la joie du ciel azur ? Mais pourquoi pleurons-nous encore et encore à chaque réécoute de la chanson-titre du premier mini-album de Clara Ysé, Le monde s’est dédoublé, publiée au printemps 2019, entonnée plus tard par nos vaillants chéris de Catastrophe ?
Sans doute parce que le deuil affleure, avec les pulsions de survie qu’il impose, sur chacun des six morceaux écrits (en français, en anglais, en espagnol) et composés dans les mois qui suivirent, en 2017, la noyade de sa mère, la philosophe Anne Dufourmantelle (auteure d’Éloge du risque ou de Puissance de la douceur), au large de Ramatuelle, en sauvant le fils d’une amie. L’acte de résilience impressionne : naissance publique d’une musicienne lettrée dont l’univers semble capable de lier les mélancolies de Lhasa de Sela, Anna Calvi et Barbara, entourée de complices albanais ou iraniens, quand elle ne s’abandonne pas aux ritournelles latino-américaines.
Lors du premier confinement, Clara Ysé partagea une ébauche de chanson, Notre océan, qui dit : « Voudrais-tu accélérer le temps ? Que fais-tu face à l’idée du néant qui lentement s’immisce dans nos rangs ? Entends-tu comme il est effrayant ce silence qui nous déchire en dedans ? Crois-tu que tu es seul ? La vague qui t’accueille nous soulèvera. » En attendant ses deux concerts au Café de la Danse (Paris, les 19 et 20 avril), son premier véritable album qu’elle s’apprête à enregistrer et un premier roman bientôt terminé à paraître chez Grasset, la Parisienne murmure, à bord de notre Arche battue par le ressac, sa liste de « talismans » pour le futur, parmi lesquels : « Écouter le live de Queen à Wembley en 1986, apprendre à faire hospitalité, prendre soin des secrets, redéfinir la sécurité comme tout ce qui nous permet d’être plus vivant et plus vaste, veiller à ne pas trahir les mots, en inventer de nouveaux. » Et la voici qui s’avance au centre du navire pour une reprise solaire et dédoublée de Heroes de David Bowie, enregistrée rien que pour nous. Terre !
Image : Masayoshi Sukita, version colorisée de sa photo de pochette pour l’album Heroes de David Bowie (1977).