Tragique et sublime.
Il y a de cela 50 ans, qui aurait pu imaginer que l’on devienne une légende avec un sampler ? Et qui aurait pu imaginer qu’il y aurait une légende absolue du sampler ?
Comment est-ce qu’une chambre d’hôpital est devenue le théâtre de l’oeuvre indépassable du sampling ? Comment avec une simple MPC en recyclant des sons, James Yancey que l’histoire retient sous le nom de J. Dilla a-t-il pu créer une œuvre aussi fournie et foisonnante que Donuts ?
C’est une histoire aussi belle qu’elle est tragique, l’histoire d’un disque enregistré sur un lit de mort, pour rester à jamais dans l’histoire, la grande. Cette histoire c’est celle de J. Dilla et de son dernier disque, Donuts.
Ce disque a une importance particulière, car il vient clore l’immense carrière d’un musicien qui s’est pourtant éteint à l’âge de 32 ans seulement.
Avant ce disque, J. Dilla, autrefois appelé Jay Dee, était déjà rentré dans l’histoire du hip-hop, en produisant des morceaux pour The Pharcyde, A Tribe Called Quest, Busta Rhymes, De La Soul et en épaulant sa formation historique de Détroit : Slum Village.
Dans un second temps il avait travaillé avec The Roots, D’angelo, Erykah Baduh… et puis il s’est lié d’amitié avec l’autre génie absolu du sample, Madlib, pour le projet commun Jaylib.
Mais l’oeuvre ultime paraît le 7 février 2006, 3 jours après la mort de son créateur, d’un arrêt cardiaque. Cette œuvre c’est Donuts, la seule chose qui soit sortie de la souffrance de cette chambre d’hôpital.
C’est en 2005 que J. Dilla éprouve son premier séjour à Cedars Sinai, un hôpital de LA célèbre dans le hip hop américain pour avoir accueilli Eazy E et Notorious Big entre autres. LA, Jay Dee y vit depuis presque deux ans, du fait d’une fuite à Détroit qui a détruit tout son matériel, de sa volonté de collaborer étroitement avec Madlib mais aussi le double diagnostic de Purpura thrombotique thrombocytopénique, une maladie rare du sang et d’un lupus…
Dans sa chambre d’hôpital, Dilla est seul avec sa mère, seul avec l’idée de sa mort imminente, avec ses ambitions pour un disque qui aura le rôle de testament. À cette période de sa vie, sa relation étroite avec Madlib le pousse hors des samples en 4 temps pensés pour des rappeurs. Orienté vers une musique nettement plus instrumentale et expérimentale, Dilla peaufine un style de sampling qui devient une véritable identité musicale. Dilla sait ce qu’il veut démontrer : que personne ne sait travailler un sample comme lui.
Et pour le prouver, pas d’artifice. Armé d’une simple MPC, d’un ordinateur, d’une platine et de 45 tours, Dilla revient à l’essentiel et le sublime, il boucle, échantillonne, chaque jour. Alors que son corps se désagrège de jours en jours, Dilla n’a de cesse de travailler, sa mère lui masse les doigts lorsque ceux-ci sont endoloris.
Il en résulte 31 morceaux, dont un seul dépasse les 2 minutes. Autant d’estampes qui sont des manifestes de comment faire sonner une MPC. Des collages où rien n’est aléatoire. Une œuvre où tout est pensé et qui aura un impact colossal sur les producteurs, déclenchant une ère post-Dilla, où beaucoup de musiciens tenteront de sonner comme lui.
Une œuvre où même les choix des samples ne sont pas anodins, ‘You Just Can’t Win,’ ‘I Can’t Stand to See You Cry,’ ‘Sweet Misery,’ ‘When I Die.’ autant de messages posthumes, révélateurs d’une mort qu’il sait venir de manière imminente. Pourtant l’album est terriblement vivant, il transpire un hic et nunc évident, une immédiateté qui est celle du travail, de l’obstination. Les occurrences du mot work dans le tracklisting le rappellent.
Aujourd’hui encore, chaque année, le Dilla Day temoigne de l’héritage hors-norme laissé par cet homme qui avait un don, échantillonner la musique comme personne ne l’avait fait avant lui, être l’homme du sample, incarner finalement la musique post-moderne.
Visuel : J. Dilla in his home studio. © Raph Rashid