Les racines africaines de la Nouvelle-Orléans
Ces deux dernières semaines, notre magazine de la sono mondiale Néo Géo posait sa tente au cœur de la Nouvelle-Orléans, et plus précisément à Congo Square.
Congo Square, situé à la frontière du Carré Français et du quartier encore inexistant de Tremé, est un lieu mythique de la culture afro-américaine, une place où se retrouvaient les Noirs au temps de l’esclavage, qu’ils soient affranchis ou en permission du dimanche. Commerce, mais aussi chants et danses : à Congo Square résonnaient les chants d’espoir et de désespérance du peuple noir. Après l’abolition, Congo Square devenu jardin public a continué d’accueillir ces rassemblements festifs et s’est constitué en berceau du jazz…
L’ouvrage Congo Square, racines africaines de la Nouvelle Orléans, paru aux éditions La Tour Verte, fait le récit des métamorphoses de cette place devenue le symbole de l’effervescence musicale de New Orleans. Car des tambours africains aux work songs des esclaves, des rythmes créoles aux negro spirituals, de la cajun music au rhythm’n’blues, des clubs de jazz aux marching bands, NoLa est probablement la ville de la musique.
L’auteur, l’historienne de la musique Freddi Williams Evans, était donc ces deux derniers dimanches l’invitée de Bintou dans Néo Géo. Retour sur son précieux éclairage.
Un sujet difficile
C’est au rôle déterminant qu’a joué Congo Square dans la culture afro-américaine que Freddi Williams Evans a voulu rendre hommage dans son livre : « Les seuls articles concernant Congo Square se trouvaient dans les revues d’Histoire, j’ai voulu rendre l’histoire de cette place accessible au grand public ». Les documents fiables étant rares, la tâche ne fut pas aisée : « Ce lieu a été tellement mythifié que beaucoup d’histoires complètement alambiquées circulent à son sujet. La vérité a été difficile à reconstituer : j’ai du comparer les textes, les témoignages et surtout trouver des sources primaires car beaucoup de ceux qui ont écrit sur Congo Square ne s’y sont jamais rendus ».
C’est par exemple le cas du vaudou, pratique religieuse dont on sait qu’elle a existé à Congo Square mais sur laquelle il n’existe aucun véritable témoignage : « aucun adepte du vaudou n’a jamais reconnu qu’il y en avait à Congo Square. On n’a pas de preuves authentiques, on ne sait pas exactement comment les choses se passaient, ni pourquoi ». Cette exigence est peut-être la principale qualité de l’ouvrage : Freddi Williams Evans a su démêler le réel du mythique, assez humble pour expliquer qu’elle ne peut pas tout savoir.
Un lieu de rassemblement particulier
A l’origine la place du marché aux esclaves, Congo Square est devenu un lieu de rassemblement en conséquence directe d’une loi du Code Noir régissant la Louisiane française : pour des raisons religieuses, le dimanche devait rester pour tous un jour chômé. « La plupart des esclaves avaient le droit de faire ce qu’ils voulaient, et notamment de travailler pour un salaire. Avec l’argent récolté, ils pouvaient se fournir chez les vendeurs africains de Congo Square ; certains arrivaient même avec le temps à racheter leur liberté ». La tradition perdurera après le rachat de la Louisiane par les Américains en 1803.
Tous les dimanches, les Noirs montent donc un petit marché et se rassemblent en cercles pour pratiquer des chants et danses traditionnels. « Chaque cercle avait un musicien et un danseur en son centre. Mais les membres du cercle n’étaient pas passifs : ils participaient en frappant dans leurs mains, en jouant des maracas, en répondant au chanteur principal sur le modèle du call and response ». Congo Square est ainsi devenu le lieu de transmission de ces traditions venues d’Afrique, l’endroit à partir duquel elles ont pu perdurer, évoluer et se diffuser.
Aujourd’hui encore, la place accueille tous les dimanches des cercles de percussions. « Depuis Katrina, on assiste à un vrai retour de la tradition, notamment grâce à la fondation de Luther Grey. N’importe qui peut venir avec son instrument et intégrer le cercle. On y trouve des tambours mais aussi des cordes, des instruments à vents, des danseurs… C’est un rassemblement inscrit dans son époque. Par et pour le peuple. » Un regain d’intérêt symptomatique de la volonté de la communauté noire-américaine de préserver son identité, tout particulièrement en ces temps difficiles.
Congo Square ou une Histoire de New Orleans
« Quand j’ai commencé à m’intéresser à Congo Square, j’ai réalisé que la place s’est développée en même temps que la ville elle-même. Cette place est le reflet de ce qui s’est passé pendant les périodes française, espagnole et américaine. »
Cette influence de la grande Histoire est particulièrement frappante lorsqu’il s’agit d’Haïti. Suite à la révolution haïtienne de 1804, un nombre important de créoles accompagnés de leurs esclaves quittent la petite île des Caraïbes pour la Nouvelle-Orléans. « En 1809 arrive une délégation très importante, presque 10 000 personnes dont un tiers d’esclaves, un tiers de noirs libres et un tiers de blancs d’origine européenne, amenant avec eux leur culture haïtienne ». Leurs traditions, musicales ou non, viendront s’intégrer peu à peu à celles de Congo Square, ajoutant encore un peu au métissage.
Congo Square ou une histoire de la culture afro-américaine
Si, contrairement à ce que beaucoup pensent, Congo Square existe réellement, le lieu a acquis depuis longtemps un statut mythique : « c’est un symbole de la culture et des pratiques que les Africains ont emmenées avec eux en Amérique. On les a dépouillés de tout, mais ils ont réussi à préserver leur mémoire culturelle – une mémoire intériorisée. »
Cette mémoire infuse aujourd’hui la communauté afro-américaine. On trouve encore des pratiques proches du vaudou au sein des Eglises noires, à la Nouvelle-Orléans et ailleurs. Dans les églises baptistes, les schémas gospel du call-and-response et du talking back font directement écho aux pratiques des Africains, qui ont trouvé en Congo Square un lieu de préservation et de diffusion de leurs traditions culturelles. « Cette idée que la frontière entre le chœur et le public est très fine, que tout le monde peut prendre part au service, vient directement d’Afrique. » Techniquement parlant, l’influence est également évidente : « on retrouve les schémas de clapping et de polyrythmie partout où ont vécu les esclaves africains : aux Antilles, en Amérique du Nord, en Amérique du Sud ».
On les a dépouillés de tout, mais ils ont réussi à préserver leur mémoire culturelle – une mémoire intériorisée
Aujourd’hui encore à la Nouvelle-Orléans, la musique se transmet de père en fils, les familles de musicien sont légion. A nouveau, il faut y voir une tradition africaine ayant transité par Congo Square : « Ca se passe exactement comme en Afrique. Les talents et les compétences se transmettent par l’oral, ainsi que les histoires, la généalogie. Cet héritage se reçoit en personne, rien n’est écrit, il est question de contact physique, de proximité ». En novembre dernier d’ailleurs, le festival Aulnay All Blues rendait hommage à ce schéma de filiation musicale avec la création New Orleans Father & Sons of the New Millenium, réunissant David Batiste et ses trois fils.
Une influence au-delà de la seule communauté noire
L’héritage de Congo Square, s’il est très prégnant chez les afro-américains, s’élargit à la société américaine dans son ensemble.
Dès le XVIIe siècle, l’endroit devient « l’une des premières attractions touristiques de la Nouvelle Orléans », et les récits des visiteurs, largement diffusés, furent très précieux pour reconstituer l’histoire de la place. « Les visiteurs ne se contentaient pas d’écrire ce qu’ils y avaient vu dans leurs journaux intimes, ils encourageaient les gens à venir voir par eux-mêmes. » Congo Square se fait un nom et les touristes s’y pressent.
C’est par exemple le cas d’E.P. Christy, figure incontournable des minstrel shows, ces spectacles comiques du XIXe siècle où des acteurs blancs se grimaient en noirs. « Dans son autobiographie, il explique qu’il a tiré toute la substance de son travail de Congo Square, qu’il se rendait aux rassemblements du dimanche et y recueillait des informations. Sa compagnie s’est produite à Broadway pendant de nombreuses années, certaines danses ont d’ailleurs gardé leur nom original, comme la Juba. Certaines techniques, certains arrangements musicaux, certains instruments comme le banza ancêtre du banjo sont restés intacts. »
Par l’intermédiaire de ces spectacles pourtant racistes, l’Amérique toute entière découvre la culture africaine, dont la trace est toujours vivace dans la culture contemporaine. « Quand E. P. Christy a amené Congo Square à Broadway, la musique qu’il jouait n’était pas considérée comme afro-américaine mais tout simplement comme américaine. »
Autre exemple : le compositeur néo-orléanais Louis Moreau Gottschalk a composé de nombreux morceaux en s’inspirant des chansons que Sally, sa nourrice haïtienne, lui chantait pendant son enfance. Cela a donné Bamboula, La Savane, Le Bananier… Des morceaux classiques composés au milieu du XIXe siècle, dans lesquels ont retrouve pourtant des rythmes typiques de chants africains. Et un héritage noir qui irrigue peu à peu la culture américaine au sens large…
L’histoire continue bien au-delà du XIXe siècle avec le blues, le jazz, le rythm’n’blues puis le hip-hop, dont les histoires nous sont plus familières… Mais il ne faut pas oublier l’héritage de Congo Square. Et parce qu’il est toujours mieux de se rendre quelque part plutôt que d’en parler, on vous laisse avec ces quelques images tirées d’Original Funk, le son de la Nouvelle-Orléans, documentaire de Jean-François Bizot et Bintou Simporé réalisé par Matthias Sanderson paru en 1996.
Retrouvez en podcast l’interview de Freddi Williams Evans dans Néo Géo.