Une critique littéraire armée jusqu’aux dents
Lorsqu’on se balade dans le classement des meilleures ventes des livres 3-6 ans (je fais ce que je veux) d’un célèbre hypermarché culturel – appelons-le la Fmac -, et qu’on passe en revue ce classement jusqu’aux soixantièmes places (j’avais le temps, ça va), un truc saute aux yeux.
Le 72ème livre pour enfant le plus vendu interpelle. Crocky le crocodile a mal aux dents. Plus que l’absurdité même du titre – qui sera le sujet de cette analyse littéraire -, ce sont les critiques dithyrambiques qui éveillent les soupçons. De concert, 100% des Français ont mis 5 étoiles.
Parmi les deux Français interrogés, la critique Lilidubois47 de Rambouillet ne mâche pas ses mots : « Les illustrations sont très belles et l’histoire est rigolote. » Carrément.
Des vivats unanimes trop beaux pour être vrais. Alors histoire d’en avoir le cœur net, commande est faite, livraison offerte, et après une grosse semaine de lecture (certains passages sont compliqués), c’est l’heure de la sentence. Critique coup de poing.
Dès la première double page, le livre fait le choix du ridicule comme d’autres feraient celui du conte ou encore de la fable.
Première phrase, situation initiale : Crocky Ledur est une vraie « star » (L’écrivain met des guillemets pour pas qu’on puisse confondre avec l’autre sens du mot « star »).
La rhétorique déballée pour nous convaincre que Crocky est une « star » ce sont pas les mots, le fond, mais bien le dessin. Veste en cuir, lunettes de soleil, il a le look, croco, il est bath. Dans cette approche formaliste, il ne lui manque que les bottes en croco, mais ça aurait été un peu bâtard pour sa race.
Et après, c’est le pompon, un engrenage d’absurdités syntaxiques, stylistiques et narratives. Question narration, l’auteur ne fait pas dans la maroquinerie de précision, c’est du travail de sagouin. Ça commence par l’exagération « Tous les animaux de la jungle se rassemblent pour l’écouter ». En les comptant à droite, Tous les animaux de la jungle sont donc quatre. Et tiens-toi bien Darwin, ils tiennent debout.
Il y a aussi le matos de Crocky. Ce micro sans aucun câble XLR ni amplificateur, ce qui peut vouloir dire deux choses : Crocky l’escroc fait du play-back ou bien l’auteur du bouquin prend ses lecteurs pour des buses.
Oui parce que cette précision naturaliste a son importance. Direction la page 8. Dans le tas de groupies idiotes qui viennent lui offrir « des bonbons et du chocolat, friandises dont il raffole » il y a une hippopotame ado particulièrement débile. Eh grosse bécasse, dans la chaîne alimentaire, l’hippo fait partie des proies préférées du crocodile du Nil (et du Français), beaucoup plus que les « bonbons ». Mais qu’elle est con celle-là. C’est comme si Natascha Kampusch apportait des fleurs à Émile Louis.
La faute va tout de même à l’auteur brouillon et ses approximations sans aucune zoo-logique.
Et voilà doucement le thème principal et les enjeux du roman qui se profilent en filigrane derrière les confiseries : la dentisterie.
Faisons un flashback, scène précédente, nous sommes dans la salle de bain du personnage principal. P. 7, on apprend, je cite : « Crocky oublie une chose importante : se laver les dents ». Importante, surtout quand on sait qu’il raffole de bonbons.
Et vlan, Crocky se chope une drôle de carie. Peut-être le twist scénaristique le plus prévisible de la littérature contemporaine. La fatalité du lien de cause à effet dans la gradation je mange des bonbons > je ne me lave pas le dents > j’ai une carie range définitivement l’œuvre au rayon dramaturgie poubelle.
Ainsi vous l’aurez compris, cette lésion de l’émail (de l’esprit ?) est l’élément déclencheur du récit (appuyant au passage son insignifiance). Et l’aventure de basculer dans le registre tragique. C’est la fin des haricots.
Là l’auteur déballe le topos de la tragédie : le destin dramatique du héros, la peur, gna gna. L’heure pour les péripéties du schéma narratif de commencer.
Rendez vous page 11, c’est peut-être la clef de voûte de l’oeuvre. Crocky qui avait jusqu’ici quelque chose en lui de Tennessee se retrouve dans un État proche de l’Ohio. « j’ai dû ouvrir trop grand la bouche en chantant dans mon bain ce matin ». Tout rockeur qu’il soit, il ne mâche pas ses maux. Le lecteur voit le danger, il sait que c’est une carie, le personnage, lui, ne le sait pas encore, la narration externe est rondement menée. Un point de vue narratif se rapprochant des mécanismes d’épouvante, genre Carrie.
La quête du héros commence dans cette histoire au suspense lymphatique jusqu’à la rencontre avec l’élément de résolution, vous ne devinerez jamais, un dentiste.
L’homme de la situation, le docteur Dendur (comme par hasard) est un singe (et il porte un rassurant collier de dents). Or tout le monde sait que s’il existe un animal plus efficace pour soigner les dents du crocodile du Nil c’est l’oiseau Pluvian fluviatile.
La trame mise à part, Crocky le crocodile a mal aux dents est truffé d’aberrances dans le fond et le style. Sur le style Walcker jonche son oeuvre de truismes au ras des pâquerettes (« Il peine à retenir ses larmes. De vraies grosses larmes de crocodile… » p. 17, si attendu).
Mais c’est surtout sur le fond que le roman de Walcker ne tient pas debout. Déjà, depuis quand les problèmes de chicots des rockeurs sont dus au manque d’hygiène bucco-dentaire ? Regardez ce fameux rockeur Pete Doherty ci-dessous. Il a certes comme son confrère Crocky un sérieux problème de dents, le sourire tout-à-l’égout des rock-stars, mais pourtant (image de droite, suivre la flèche rouge), il se lave les dents.
Car les problèmes d’incisives, de canines et autres molaires des « stars » n’ont qu’un seul et même coupable : la drogue. Mais ça bien sûr, on le cache aux rejetons « de 3 à 6 ans ». Donc en gros c’est quoi le message ? Allez-y prenez du speed mais de grâce, attention aux bonbons. Ou pire, l’air de dire allez y les ptis chats, mangez des bonbons, no problemo, on a des dentistes pour ça. Dieu les prothèse. La portée didactique sans foi ni loi engage la responsabilité d’un auteur qui ment comme un arracheur de dents.
Deuxième mensonge (tabou ?) : c’est impossible que les animaux contractent des caries. Regardez ces animaux, celui-ci, lui, mais aussi lui ou encore celui-là, ils ont les dents blanches. Les caries ne sont causées que par le régime alimentaire de l’homme. Le seul moyen pour un croco d’attraper une carie serait alors de dévorer un homme.
Ici Walcker ferait évidemment référence à la nouvelle Le Crocodile de Dostoïevski ou le personnage Ivan Matvéïtch se fait avaler par le reptile. Mais il y a fort à parier que trop pas, vu le fossé entre la plume de Crocky et celle Dostoïevski.
Plus que la portée anti-pédagogique de l’ouvrage, la question que doit donc se poser l’analyste littéraire pour finir c’est celle de l’utilité du lavage de dent. N’est ce pas un seul et même lobby dentaire qui nous vend les bonbons et les soins bucco-dentaires ? Et ce livre pour nenfant…
Ce n’est peut-être pas le Watergate ni le Chevalgate, mais c’est au moins le Colgate.
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