Une ode à l’aléatoire, pour remettre du hasard dans nos vies
L’Homme d’aujourd’hui a toujours plus de choix, et toujours moins de temps pour choisir. Dans la masse d’informations, de biens de consommation, il ne sait plus où chercher. Alors ils sont beaucoup, les outils, les sites, les moteurs de recherche, les réseaux, à faire le travail pour nous, à « recommander pour nous », à faire ce qu’on appelle de la curation de contenus. Tout ce qu’on veut savoir ou avoir nous est apporté sur un plateau, sélectionné sur mesure, et la pub avec. L’Homme en overdose a trouvé sa curation et croit se désintoxiquer du choix. On reçoit la musique qui nous plait, on trouve son célibataire exigeant, chaussure à son pied… La marge d’erreur est faible. La liberté, aussi.
Pour surprendre notre cerveau, déformater nos attentes : ce même Internet qui nous prend par la main propose de plus en plus d’initiatives random qui remettent au goût du jour l’art de trouver sans chercher. Random, shuffle, aléaotoire, bienvenue aux hasards.
Il s’appelle Darius Kazemi et il est amoureux d’Amazon. Curieux de tout, acheteur compulsif, Darius aime se perdre dans ses tréfonds d’e-commerce, bondissant d’un rayonnage virtuel à l’autre à la recherche de la perle rare.
Ce qu’il préfère, c’est lorsqu’il jette son dévolu sur un bouquin ou un disque indisponible et qu’il le reçoit des mois plus tard, parfois un an. Assez en tout cas pour oublier qu’il a passé commande et se retrouver un beau matin surpris par la sonnette du facteur.
Il aime tellement ça, Darius Kazemi, qu’un beau jour lui est venue une idée. Et s’il développait un programme pour provoquer ces petits réenchantements du quotidien ? Une machine, un juke box qui s’occuperait tous les mois de commander pour lui un petit shot culturel inattendu ?
Random Shopper
Darius Kazemi a donc créé « Random Shopper » : un bot, en bon jargon, qui fait des achats à sa place. Le bot se voit attribuer un budget (50 dollars par mois) et des rayons (CDs, Livres, DVDs, histoire de ne pas se retrouver avec un truc encombrant). Il choisit ensuite un mot au pif et achète le premier résultat en deçà de son budget. S’il lui reste de l’argent, il recommence à partir d’un nouveau mot, et ainsi de suite jusqu’à ce que le budget soit épuisé.
Darius Kazemi a reçu sa première livraison surprise en décembre. Le résultat ? Entre autres, La linguistique cartésienne de Noam Chomsky, un disque de l’obscur mais brillant (et précuseur du sampling) compositeur hongrois Ákos Rózmann, ainsi qu’un manuel de protestantisme. Des déceptions, mais aussi d’heureuses découvertes, que Darius Kazemi n’aurait probablement jamais faites sans son random shopper ! Il recense les achats de son anti-wishlist sur son tumblr dédié, http://randomshopper.tumblr.com.
Certains diront que Darius Kazemi est un gosse de riche, prêt à jeter son argent par les fenêtres : #ThirldWorldProblems comme on dit. Et certains l’ont déjà dit, comme le fameux webcomic xkcd qui avait prémonitoirement rigolé de l’idée. Le Random shopper serait l’ultime avatar d’un monde où certains crèvent la dalle tandis que d’autres se savent quoi inventer pour dépenser leur argent.
Mais cette démarche va bien plus loin. Et si elle témoignait plutôt d’un besoin de retour au hasard dans nos vies trop prévisibles ?
Ordre et flânerie
Revenons un instant sur notre comportement de consommateur. L’achat d’un livre par exemple. Deux solutions : si vous êtes un inconditionnel des magasins physiques, vous vous rendez à la Fnac ou dans une librairie indépendante. La plupart du temps, vous savez précisément ce que vous cherchez et le retrouvez rapidement grâce au classement alphabétique. Sinon, vous piochez en déambulant dans ce faux hasard de présentoirs, entre tables des nouveautés et rayonnages de prédilection.
Les e-consommateurs convaincus se rendront plutôt sur Amazon ou Chapitre, où la fonction recherche leur permettra de trouver leur bonheur en deux clics. S’ils ne savent pas quoi acheter, ils se fieront aux catégories ou aux recommandations en page d’accueil, qui découlent algorithmiquement des avis et achats des internautes. Ils se laisseront peut-être même tenter en bas de page par un
« si vous avez aimé ça, vous aimerez aussi »
Rendons-nous à l’évidence : la part de hasard dans nos habitudes d’achats se rapproche furieusement de zéro, nous suivons docilement au clic le chemin qui nous est tracé, comme on parcourt un Ikea flêché, sûrs de ne rien oublier d’acheter. Ces chemins paradoxalement encore plus cloisonnés sur Internet nous empêchent de sortir de notre déterminisme, de la consommation pour laquelle nous sommes socialement et culturellement programmés.
Qu’en est-il donc de la flânerie, cette promenade sans hâte et sans but précis, au hasard des rencontres et des découvertes ? Les vieux disquaires foisonnants et bordéliques ont presque tous disparu, les bouquinistes se font rares. Ne restent que ceux qui rangent, classent, mettent en scène. Tomber sur quelque chose sans recommandation, sans y avoir été guidé d’une quelconque manière relève aujourd’hui de l’exceptionnel. Tomber sur quelque chose, comme on tombe amoureux ou dans l’escalier. Sortir du cadre, involontairement. Les aléas.
Les anglophones ont un mot pour cela : c’est la serendipity, ou sérendipité dans sa version francisée. La sérendipité, c’est la créativité accidentelle, l’art de trouver sans chercher. Un mélange de hasard et d’intelligence. Ainsi Alexander Fleming a-t-il découvert la pénicilline en oubliant une préparation sur le bord d’une fenêtre ; alors qu’il aurait pu jeter la préparation abîmée, il a décidé de l’analyser. Le hasard couplé à la curiosité, donc. Christophe Colomb découvrant l’Amérique, Albert Hoffmann le LSD, Caroline Tatin sa tarte, les exemples de découvertes fondamentales dues au hasard ne se comptent plus. Jean-Louis Swiners, spécialiste de l’innovation créative, affirme même « qu’un tiers de Nobel de chimie et le quart de ceux de la physique sont des produits de la sérendipité ».
Flâner, c’est s’ouvrir à la sérendipité, à la découverte inattendue et fertile. C’est créer les conditions propices à cette découverte pour la provoquer délibérément.
Le Random Shopper de Darius Kazemi recrée cette expérience de flânerie, mais version 2.0, numérique, connectée. Et à bien y regarder, c’est loin d’être une initiative isolée. A croire qu’on a tous besoin d’être déprogrammés.
Sérendipité 2.0
Premier au tableau de cette sérendipité 2.0, le service StumbleUpon, une extension pour navigateurs web qui permet de découvrir au hasard des sites web intéressants, intrigants, éducatifs, rigolos ; bref d’explorer les méandres du net. StumbleUpon, c’est la possibilité de tomber sur tout et n’importe quoi, du wtf au passionnant. D’ailleurs, StumbleUpon se traduit en français par « trébucher sur », « trouver par hasard », ou parfois même « faire une erreur » qui se révèle au final positive – sérendipité quand tu nous tiens.
Une application qui fait écho à l’article au hasard de Wikipédia, un véritable cadavre excquis de culture gé qui fait du bien à la curiosité, ou encore à CultureWok, moteur de recherche « sensible» qui permet de découvrir de la musique, des films, des livres ou encore des jeux à partir d’une requête plus vague. Envie d’une chanson ¾ mystique, 2/8 rock’n’roll et 1/16 rugueuse ? CultureWok vous dégote ça. Once again, jolies trouvailles en perspective.
A une autre échelle, la simple fonction shuffle de nos Ipods et autres bibliothèques Itunes peut contribuer à perturber nos réflexes, à tromper nos penchants et nos automatismes. Combien de morceaux écoutez-vous régulièrement parmi les 50 000 que referment les tréfonds de votre disque dur ? Combien de morceaux n’avez-vous tout simplement jamais écoutés ? Mettre en shuffle, c’est déjà s’extraire des petites boîtes que nous nous construisons nous-mêmes au sein de notre grande boîte (vous voyez l’idée). Le reste suivra.
Avec le numérique est ainsi née la programmation algorithmique du hasard, une composante qui la distingue de son équivalent in real life. Du hasard total de la flânerie au hasard provoqué de la sérendipité, on entre ici dans le domaine du hasard programmé, en d’autres mots de l’aléatoire.
Et Darius Kazemi, l’aléatoire, ça le fascine : « On sait tout de suite que c’est un ordinateur qui prend les décisions, que ça nous est complètement étranger. Le choix n’est basé sur aucun critère pré-existant dans nos vies ». L’aléatoire nous extrait ainsi complètement de toute prédétermination, même inconsciente.
Ce hasard programmé, provoqué, évoque jusqu’aux théories des situationnistes. Guy Debord et consorts aimaient se livrer à la dérive, un mode de promenade « ludico-constructif ». Selon eux, l’architecture des villes conditionne nos comportements et tend à nous enfermer dans une géographie exclusivement fonctionnelle. Eh bien la dérive vise à créer de nouveaux chemins, à déclencher de nouveaux modes de circulation qui échappent au fonctionnalisme de notre quotidien.
Se livrer à la dérive, c’est renoncer aux raisons de se déplacer qui nous animent habituellement, c’est s’affranchir de notre cadre d’action quotidien. L’action du hasard tend à s’exercer dans un cadre pré-défini mais la dérive, plus poussée, nous extrait de toute pré-référence!
Novaléatoire
Chez Nova, on aime bien cette idée. Alors on a décidé de la mettre en pratique lorsque, pour les 25 ans de la radio en 2006, il a fallu sélectionner des archives à rediffuser façon best-of.
Mais comment choisir ? Pourquoi RKK plutôt que Dee Nasty ? Ce Néo Géo ou cette Grosse Boule ? Et il faut dire que l’interview de Gainsbourg en 84 était plutôt cool… Bref, c’était trop compliqué.
C’est alors qu’a émergé l’idée de la Tronçonneuse Aveugle. Le principe est simple (si si) : une tronçonneuse virtuelle qui découpe abruptement des extraits d’une minute parmi les archives foisonnantes de Nova. On a donc sorti aléatoirement 240 bandes d’une heure renfermant les précieux enregistrements. Et pour être sûrs qu’il n’y ait pas de triche, c’est aux visiteurs qu’a été confiée la dure tâche de déterminer les extraits à découper. Coursiers, auditeurs, artistes, flâneurs (tiens!), aspirants stagiaires : les gens de passage à l’accueil de la radio se voyaient demander de fournir un chiffre entre 0 et 60. 22 ? D’accord, on prend cette bande, la tronçonneuse rabotera la minute 22 pour diffusion. Et ainsi de suite (simple, je vous ai dit).
Le résultat : quatre heures d’une programmation un brin surréaliste, un cut-up cadavre-esquiesque jouissif! Des phrases coupées en plein milieu par un bruit de tronçonneuse, des morceaux non-identifiés, des lieux et des époques qui se chevauchent. Une vraie performance radiophonique, avec des trésors qui n’auraient jamais été exhumés autrement, des associations aussi heureuses qu’incongrues, un bel hommage à ces 25 ans de radio libre !
A l’heure où Facebook parle de lancer son moteur de recherche au zénith de la curation profilée, et à présent que nos informations et consommations sont toujours plus sous perfusion, il semble indispensable de s’en remettre au hasard, à l’aléatoire.
D’ailleurs, le magazine Le Tigre tire son cri de ralliement d’une phrase d’Héraclite, axiome atavique sur la nécessité de lire sa vie en mode aléatoire, sur laquelle nous vous quittons : « Un tas de gravats déversé au hasard : le plus bel ordre du monde. »