Cet acteur, auteur et metteur en scène parisien, qui publie une série de lettres écrites à la demande d’anonymes en souffrance, trace les sentiers de notre « bifurcation » vers l’écologie politique à l’horizon 2031.
« Tu vas avoir quatre-vingt-deux ans. Tu as rapetissé de six centimètres, tu ne pèses que quarante-cinq kilos et tu es toujours belle, gracieuse et désirable. Cela fait cinquante-huit ans que nous vivons ensemble et je t’aime plus que jamais. Je porte de nouveau au creux de ma poitrine un vide dévorant que seule comble la chaleur de ton corps contre le mien. J’ai besoin de te dire simplement ces choses simples avant d’aborder les questions qui depuis peu me taraudent. Pourquoi es-tu si peu présente dans ce que j’écris alors que notre union a été ce qu’il y a de plus important dans ma vie ? »
En 2006, le philosophe et journaliste français André Gorz publie Lettre à D., quatre-vingt-deux pages bouleversantes pour déclarer son amour à Doreen Keir, sa compagne – un an avant leur suicide simultané, puisqu’ils désiraient ne pas avoir à « survivre à la mort de l’autre ». En 2016, l’acteur, auteur et metteur en scène David Geselson se demande comment adapter au théâtre un tel texte, en accumulant les brouillons sur son ordi – où traînent aussi « des lettres non-terminées, non-envoyées », par exemple à son père, auquel il a dit un jour « des horreurs », ou à son ancien analyste, qui lui répétait de se mettre à écrire.
Parallèlement, David Geselson est invité à « occuper » le Théâtre de la Bastille avec six artistes, pendant trois mois, en conviant chaque jour une cinquantaine de spectateurs. Son laboratoire épistolaire accouche de la proposition suivante : « Si vous avez un jour voulu écrire une lettre à quelqu’un sans oser le faire, racontez-la moi et je l’écris pour vous. Si elle vous convient et que vous acceptez, j’en ferai peut-être quelque chose sur le plateau du théâtre. » Le spectacle voyage de Toulouse à New York, de Bruxelles à Lorient, avec à chaque fois une dizaine de nouvelles missives, d’abord entendues, puis rédigées et lues sur scène. Cette « communauté de maux » est maintenant réunie dans un livre, Lettres non-écrites, aux éditions du Tripode, qui rassemble les textes les plus singuliers.
Ainsi la lettre de cette trentenaire chinoise, abandonnée par sa mère quand elle était une enfant et qui se sent « vide » d’elle. Ainsi celle de cette petite-fille à sa grand-mère qualifiée d’« ordure, vieille peau, blême, morne, pleine de chagrin, à vomir, connasse », qui souffre d’avoir été « dévorée » par des mensonges et des « immondices ». Ainsi cette mère à son fils qui vit, dit-elle, un amour « fusionnel, passionnel, le paradis et l’enfer » avec une compagne qui le gifle, le trompe, le quitte et le reprend, le requitte et revient encore, ce qui le rend « dingue et heureux ». Ainsi cette femme qui s’adresse à son père mort, via de nombreuses insultes reproduites en majuscules, ayant hérité de troubles obsessionnels compulsifs d’un Papa qui « FAIT CHIIIIIIIIER » mais qu’elle aime.
Grimpant à bord de L’Arche de Nova, David Geselson, formé au Théâtre National de Chaillot, aux « Enfants terribles » ainsi qu’au Conservatoire national supérieur d’art dramatique, vu au cinéma dans Grâce à dieu de François Ozon (2018), trace les sentiers de notre « bifurcation » – d’après la formule du philosophe français Bernard Stiegler – vers l’écologie politique. À l’horizon 2031, les produits chimiques « seront interdits dans toutes les agricultures », les cinémas vendront aussi des paniers bio, « un grand mouvement d’anciens traders installés dans la Beauce nous apprendront à cultiver les sols », sans oublier ce club très fermé d’ex-ministres, condamnés dans toute l’Europe pour leur destruction des écosystèmes, qui deviendront, après des années de travaux forcés à la ferme, « les fers de lance de l’agriculture biologique et végétarienne ». Un rêve à prendre au pied de la lettre.
Réalisation : Mathieu Boudon.
Image : Petit paysan, de Hubert Charuel (2017).