La chronique de Jean Rouzaud.
Charles Baudelaire, notre immense poète dandy, prince des visions et des paradis artificiels, avait trouvé en Eugène Delacroix (1798-1863) un peintre à sa mesure.
Delacroix, artiste décadent ?
Et le plus fort, c’est qu’il dut le défendre des bourgeois conservateurs et étroits, et des institutions des censeurs de l’art officiel : ils accusaient la peinture de Delacroix d’être mal finie (pas assez lisse et propre), et d’évoquer une certaine décadence.
On accusait son style d’être trop naturaliste, avec des peaux trop pâles ou des reflets malsains, des visages exsangues ou des corps convulsés, dans des vapeurs fuligineuses ! La fièvre romantique ne passait pas…
Peut-être aussi son cénacle d’amis, habillés à l’orientale, fumeurs de hachisch, dandies arrogants ou décalés, lui valait d’autres désaveux ?
Mais regardez simplement La mort de Sardanapale, Les massacres de Scio, ou La prise de Constantinople, ces monuments faits avec des corps, qui semblent dans la brume, dans les lueurs de l’aube ou du soir, avec des reflets d’or et d’argent…
Chez Delacroix, même la mort est érotique
Delacroix apporte quelque chose de nouveau : la sensualité, l’érotisme…même à côté de la mort. La richesse des tons, des pâtes de couleurs, l’or des métaux, les tons changeants de la soie. On a envie de toucher ces richesses satinées, luisantes.
Delacroix mélange tous les genres ? Paysages, nus, natures mortes, animaux…Non. Il est moderne. Il magnifie ce qu’il veut, ce qu’il sent.
Le voyage, mais dans la tête
Devant tant de talents, de technique et d’inspiration, que dire ? C’est un muraliste romantique, un classique sensible, un historien inspiré…
Sans voyager (comme Jules Verne), il recrée des scènes d’histoire en les magnifiant avec toutes les armes picturales : reflets, éclats, fondus, clairs obscurs, rayons, transparences…
Une partie de l’histoire de l’Art se retrouve en lui : les ors du Titien, les chairs de Rubens, les ombres de Rembrandt…
Delacroix voulait la gloire comme son frère général, la fortune comme son père ambassadeur, tout en restant dans une espèce d’intimité de salon. Il a su mélanger pour cela le monumental et le décoratif.
Mais l’ambition et le travail ne suffisent pas. Pourquoi est-il si nerveux, fin, culotté, inspiré ? Rien ne lui échappe. Il fait penser à un styliste de mode pour les tenues, et à un metteur en scène de cinéma pour ses mises en place, et à un chef opérateur pour sa lumière.
Et il porte le coup final par ces êtres convulsés, ces positions tendues, acrobatiques ou relâchées, comme dans un ballet de danse moderne. « Une fête pour l’œil », a-t-il dit.
La vie de Delacroix fut plutôt calme et organisée, mais son travail novateur, et dur à faire passer, ce qui paraît incroyable, aujourd’hui il passe pour un classique absolu.
Comme quoi, une fois une étape acquise, on oublie la lutte.
Delacroix au Musée du Louvre. Du 29 mars au 23 juillet 2018 (deuxième rétrospective depuis 1963). Voir pavillons, salles, listes de conférences, films, doc TV, catalogue et album+ concerts…sur le site).
Visuel en Une : (c) Eugène Delacroix, Femme nue au perroquet. Entre 1826 et 1829. Huile sur toile. 24.5 x 32.5 cm. Lyon, Musée des Beaux-Arts © Lyon MBA / Photo Alain Basset