L’une des trois femmes rabbins de France était l’invitée de Géraldine Sarratia. Ensemble elles questionnent l’acceptation (ou le refus) de l’altérité, les genres et les identités.
Pour le 40eè épisode de Dans le Genre, Géraldine Sarratia recevait Delphine Horvilleur, l’une des trois femmes rabbins de France. Elle a été ordonnée en 2008 à New York et est aujourd’hui la voix la plus écoutée du judaïsme libéral, qui reste minoritaire en France.
Dans ses prises de paroles, dans sa relecture des textes, dans ses livres, Delphine Horvilleur questionne l’acceptation (ou le refus) de l’altérité, les genres et les identités. Elle a sorti récemment, chez Grasset, Réflexions sur la question antisémite, un livre qui se présente comme une vaste enquête littéraire, qui explore l’antisémitisme d’un point de vue juif en se replongeant dans les textes sacrés, les légendes. Il s’intéresse aussi à la façon dont les discours antisémites ont modelé les féminités et masculinités juives.
Vous avez entamé des études de médecine, que vous avez arrêtées, ensuite vous êtes devenue journaliste, vous l’êtes toujours. C’est lorsque vous travailliez comme correspondante aux États-Unis que vous avez intégré un séminaire rabbinique et vous avez été ordonnée en 2008. Vous êtes l’une des trois seules femmes rabbins en France. Mais en France, vous n’auriez pas pu être ordonnée rabbin.
Delphine Horvilleur : Non, il n’y a pas pour l’instant d’école rabbinique en France qui accueille des femmes. Pour ça, il faut aller étudier à l’étranger. Moi j’ai découvert le judaïsme américain il y a quelques années et c’est à New York, en découvrant un judaïsme très pluraliste et moderne, que tout à coup je me suis dit : « Mais finalement, est-ce que ce n’est pas ce que j’ai cherché pendant toutes ces années ?« . « Mais finalement, est-ce que ce n’est pas ce que j’ai cherché pendant toutes ces années ?« . J’ai vécu en Israël, en France, et en partant aux États-Unis, j’ai découvert quelque chose que j’avais cherché ailleurs sans le trouver, c’est-à-dire la possibilité d’une pensée juive progressiste.
La question du féminin dans les pensées religieuses reste le lieu d’une résistance extrêmement forte des institutions officielles.
Il y a très peu de femmes dans le judaïsme, vous êtes dans une position minoritaire ?
Delphine Horvilleur : Oui, il y en a plusieurs en formation, mais nous sommes pour l’instant trois femmes rabbin. Mais c’est déjà beaucoup plus que ce qu’il y a dans les autres traditions religieuses, à l’exception du protestantisme, où il y a des femmes pasteurs depuis de nombreuses années. Il n’y a pas, officiellement, de possibilité pour les femmes d’intégrer la prêtrise, dans le catholicisme, dans l’Islam c’est très compliqué, il y a quelques femmes imam, mais aucune en France.
La question du féminin dans les pensées religieuses reste le lieu d’une résistance extrêmement forte des institutions officielles. On perçoit l’arrivée des femmes dans le leadership religieux comme dangereuse. À vrai dire, ce n’est pas surprenant car la question du féminin, et c’est vrai dans toutes les pensées mais particulièrement dans les pensées religieuses, a question du féminin est la question de l’altérité, la question de l’autre. Et si vous ne faites pas de place aux femmes dans le système, ce que vous indiquez, c’est que vous n’êtes pas prêt à faire de la place à d’autres, quelque soit le visage de ces autres, qu’ils soient des non-croyants, des membres de familles recomposées, des homosexuels, des convertis… Des gens qui se trouvent à la périphérie et dont la voix a été longtemps étouffée.
Vous avez écrit des ouvrages sur la question, en 2013 vous avez publié En tenue d’Ève, féminin, pudeur et judaïsme (Grasset) et vous disiez que ce problème vis-à-vis du féminin était un point commun à toutes les religions.
Delphine Horvilleur : Bien sûr, et en général elles s’en défendent. Elles ont d’ailleurs développé les voix les pus conservatrices, à savoir des discours apologétiques. Ces discours consistent à faire croire qu’on a tellement d’admiration pour les femmes, qu’elles sont tellement supérieures et sacralisées spirituellement qu’elles n’ont pas besoin d’accéder à ces fonctions car elles ont un rôle sacré qui est de l’ordre de la transmission. On voit bien aussi les images importantes dans la tradition religieuse liées à la virginité ou à la maternité encensée. On encense le féminin, on le met sur un piédestal et c’est un prélude « élégant » à un enfermement et une aliénation des femmes qui ne sont plus que cela. Elles n’ont alors de légitimité que lorsqu’elles sont dans ce rôle « d’intériorité », une sorte de domaine réservé dont elles ne pourraient pas s’extraire.
Dans votre dernier livre il est beaucoup question du genre, de la représentation, des stéréotypes… Vous dites notamment « L’homme juif, à bien des moments de l’Histoire, est un homme au féminin ». Pouvez-vous expliquer ça ?
Delphine Horvilleur : En fait c’est simple, lorsqu’on étudie la littérature ou les expressions antisémite, on se rend compte que tout au long de l’Histoire, on a accusé les juifs de ce dont on accusait les femmes. On a dit des juifs qu’ils n’étaient pas fiables, qu’ils étaient rusés ou manipulateurs, qu’ils aimaient l’argent ou la proximité du pouvoir, qu’ils étaient hystériques ou lascifs. Ce sont précisément des clichés misogynes. Ce n’est pas si surprenant que l’on accuse le juif et la femme de la même chose car ils représentent traditionnellement « l’autre qui me ressemble », cet autre qui est à la fois comme moi mais pas complètement comme moi. Quiconque est dans une définition identitaire très solide d’une hyper virilité traditionnelle va être menacé par tout ce qui le renvoie à sa faille, son vide, son manque… Le féminin renvoie à cela, de mille manières, mais les juifs ont aussi été accusés de cela. On se souvient de cette réthorique nazie qui consistait à dire que les juifs introduisaient la saleté, la contamination, la vermine dans la société. Quand Léon Blum arrive au pouvoir dans les années 30, il est juif et immédiatement accusé d’être une « femmelette », de ne pas être assez viril pour assumer cette fonction de pouvoir. Parfois ça donne lieu à des rhétoriques totalement délirantes, par exemple au Moyen-Âge on croyait que les hommes juifs avaient tous les mois leurs règles et des menstruations. On considère en fait que le corps juif, qu’il soit homme ou femme, n’est jamais complètement viril. On constate ce phénomène à chaque fois qu’il y a dans une société une crise de virilité. À chaque fois qu’il y a un questionnement sur la virilité traditionnelle, systématiquement monte la misogynie mais aussi l’antisémitisme, l’homophobie…
Bien qu’il explore des textes anciens, votre travail a des résonances très contemporaines. Il pointe tous les replis qu’il y a aujourd’hui. On voit bien dans les discours d’extrême droite et certains discours d’extrême gauche cette notion « d’identité pleine ». Votre livre va à l’encontre de cela ?
Delphine Horvilleur : Oui, aujourd’hui de toutes parts nous assaillent des discours d’identité pleine, mais aussi des discours d’authenticité. Il y a à l’extrême droite des gens qui vous disent qu’il faut être « authentiquement » français, européen, chrétien… En fait ils se racontent l’histoire de cette authenticité comme celle d’une purification de l’autre qui vous aurait contaminé ou vous empêcherait d’être vous-même. On retrouve ce même discours de façon plus récente au sein d’une certaine gauche post-coloniale, qui tout à coup dit que quelque chose dans l’identité indigène serait « empêché » par la présence d’un monde blanc ou dominant. Il y aurait une façon d’être authentiquement soi, fidèle à son clan, sa race ou son ethnie… Les discours des extrêmes se rejoignent complètement sur cette question de l’identité pure, même ceux qui s’affirment en première ligne d’un combat antiraciste. Bien sûr, ce discours sur l’authenticité est aussi le fond de commerce de tous les fondamentalismes religieux, quelqu’ils soient. Ils se construisent toujours sur l’idée qu’on est vraiment soi quand on a plus rien à voir avec l’autre.
Quel rapport entretenez-vous avec votre physique ?
Delphine Horvilleur : C’est intéressant, car très souvent on me renvoie à cette question, et tout particulièrement dans ma fonction rabbinique. Le fait d’être une femme et d’exercer une fonction qui a longtemps été réservée aux hommes fait que systématiquement surgit la question de mon corps et de la place de mon corps dans ma fonction et dans la prière. C’est très emblématique de ce qu’a été pendant si longtemps la condition féminine. Quel que soit le niveau de développement de votre pensée ou de votre érudition, il y aura toujours quelque chose qui devra être ramené à votre corps ou à votre façon de vous habiller. Tous les portraits que j’ai pu lire qui m’ont été consacrés précisent si ce jour-là je portais du rouge à ongles, si j’avais une robe, comment j’étais coiffée… C’est troublant et à la fois je sais très bien d’où cela vient mais je trouve intéressant de constamment l’interroger : qu’est-ce qui fait qu’une femme ne puisse pas échapper à cela ? Pourquoi est-elle toujours plus mise à nu qu’un homme ?
Dans le Genre de Géraldine Sarratia, c’est un dimanche sur deux de 19h à 20h.
Visuel © JF Paga