La chronique de Jean Rouzaud.
Agnès Gayraud est une grosse tête. Normalienne et musicienne (elle a sorti trois albums sous le projet La Féline entre 2012 et aujourd’hui), elle sait tout ou presque sur la musique et son histoire. Mais elle n’arrive pas à trancher : la musique Pop est-elle bassement commerciale et participe-t-elle à l’action d’un énorme rouleau compresseur industriel, ou contient-elle encore de l’âme ou du naturel ? Thèse de 524 pages.
La pop, une sous-culture ?
L’auteur, normalienne donc, agrégée, musicienne, érudite, nous offre un travail considérable. Ce livre est une bible de renseignements, de références, d’anecdotes, de secrets même…Une thèse nécessaire.
Seulement voilà : trop d’infos tuent l’info !!! Agnès Gayraud cite tant d’exemples, d’époques, de styles et de personnages que notre cerveau a une légère tendance à surchauffer à cette longue lecture. On peut admirer la somme de connaissances, d’informations précieuses, de citations, d’analyses pertinentes sur ce sujet-monde. En plus, Miss Gayraud pose enfin la bonne question : celle de la qualité et du vrai sens. Et même si elle conclut sur le fait que la musique Pop est un phénomène capital du XXe siècle, est-ce une sous-culture ?
L’analyse technique de la reproduction sonore, ou l’historique des ruses du marketing et des techniques truqueuses, jouent contre elle. La musique dite « Pop » serait un produit marketé, raboté, et conçu pour plaire à la masse, cheval de Troie d’un capitalisme traître, reproduisant à l’infini des moments musicaux, pour rafler l’argent de générations en quête de sensations.
Ce gros livre nous rappelle tout : les trafics, les samplings, dubs, copies, emprunts, détournements et les genres musicaux arrachés à leurs territoires, reproduits partout et sans vergogne par des requins de studio… Alors, que reste-t-il des moments uniques de leur création ?
Agnes Gayraud a écrit cette thèse autour de la pensée critique de Theodor Adorno (1903-1969), philosophe, analyste, grand pourfendeur des musiques légères, populaires, reproduites comme des objets. Bref, un grand critique de l’industrie culturelle, et particulièrement musicale. Dialectique de la Pop est donc une encyclopédie, s’attaquant à la critique de fond de cette « variété » mondialisée, qui fait quand même courir de grands risques à la qualité d’un Art plus pur, et moins trafiqué ?
J’ai pu parler avec Agnès Gayraud de cette épineuse question qu’elle a la rigueur de poser. Car elle bien senti qu’il y a un vers dans le fruit. J’admire la quantité de travail et la force de son intellect, pour garder son fil conducteur, sans se perdre dans la jungle de ce grand commerce non équitable .
Mais je ne peux m’empêcher de penser que justement, l’Art, la création, sont le territoire des clans, des fous, des radicaux irréconciliables, des rebelles obsessionnels. On crée souvent par réaction ou déception. J’ai trop longtemps fait partie des partisans du Rock pur et dur, du Punk, des rockers fâchés avec la société, haïssant les directeurs artistiques nuls, les escrocs de maisons de disques, les requins du show-biz, pour tenter, comme elle, un adoucissement du jugement par le décorticage.
You’re all pizzas and fairy tales !
Elle cite elle-même la phrase de Lennon à McCartney : « you’re all pizzas and fairy tales ! » Tu n’es que pizza et contes de fées ! OUI ! Car Lennon était Rock et McCartney Pop ! (il faut le comprendre…) C’est peut-être sectaire et méchant, mais la radicalité n’a pas de nuances. Elle est brute. Et c’est justement la loi du Rock puis du Punk, du Reggae et aussi Noise, Hard… et autres sauvages divers. Il y aura toujours un fossé entre ceux qui crient leur révolte et ceux qui veulent plaire.
Si je conseille de lire ce pavé pour ses nuances, ses apports et sa finesse d’analyse, il ne change quand même rien au clivage entre ceux qui se sont battus pour une expression directe, forte, presque chamanique comme Iggy Pop, Captain Beefheart et autres Alan Vega, Cramps…Et en face, tous les malheureux qui ont cédé aux sirènes du succès et de l’argent.
Même si tout ce domaine est plein de paradoxes, d’exceptions, de contradictions, on peut quand même choisir son camp, pour éviter la spirale des concessions.
Dialectique de la Pop. Par Agnès Gayraud. Éditions La Découverte. 515 pages. 26 euros 50 (avec index des théoriciens et index des œuvres et artistes).
Visuel en Une (c) Poley Luard