Dans « Boulevard du stream », Sophian Fanen raconte la grande révolution musicale du XXIe siècle.
C’est l’histoire d’ingénieurs allemands, nerds avant que le terme soit devenu hype, qui, en bidouillant dans leur coin (laboratoire d’Erlangen, près de Fibourg), inventent le programme L3Enc (pour Level 3 Encoder), un programme permettant de transformer n’importe quelle chanson émanant d’un CD en fichier très réduit, lui permettant de pouvoir circuler sur le web, naissant (on est alors en 1995), et ce avec un son suffisamment honnête pour pouvoir être écouté de tous, mélomanes exclus (mais pas pour si longtemps…) Afin de répondre aux exigences de Windows 95, qui domine alors le marché, le programme portera une extension qui bouleversera, quelques années plus tard (le temps de rendre le format vraiment viable), la manière de considérer, de vendre et de penser la musique dans le monde entier : l’extension .mp3…
Du vinyle au CD, du CD au mp3
Tout part de là. Et aboutira à la longue agonie d’une industrie, celle « du disque », forcée de partager soudainement un butin qui s’était, dès le début des années 80 et le grand remplacement du vinyle par le Compact Disc, fortement alourdi. Devenue définitivement affaire de marketeux avec cette transition-là (plus de places sur un CD que sur un vinyle ? alors remplissons l’espace disponible, et vendons le ainsi plus cher), l’industrie tentera alors, tel pharaon face au cas Moïse, de noyer le nouveau-né. Ou plus concrètement : de faire interdire, légalement parlant, ce format pirate.
Elle qui avait déjà dû gérer, avec grande difficulté, l’arrivée du vinyle, puis du CD, se trouve une nouvelle fois dépassée, coincée dans des considérations rapidement devenues obsolètes, devant une mise à jour des données trop importante pour être validée d’emblée : la musique (et la culture dans un sens large, puisque le cinéma, et les arts visuels sont aussi concernés) allait être sur le point de devenir gratuite.
« Voler une télé ? Jamais »
Le fautif ? Le piratage massif et la démocratisation rapide de ce format, le mp3, qui permettait à monsieur Tout-le-monde de se procurer, quasi gratuitement (il suffit d’une connexion internet fiable) des morceaux, des albums, des discographies entières qu’il aurait, hier, dû acheter à prix conséquent. L’arrivée du CD, que de soigneuses campagnes de communication avaient vendu infaillible techniquement (une promesse : celle de la longévité éternelle) et bien plus pratique (car plus « compact ») que l’immense et vieillissant vinyle, avait aussi fait gonfler les prix. Et définitivement transformé le tout en « objet culturel » non seulement disponible en magasin spécialisé (la toute-puissance de la Fnac dans les années 80-90), mais aussi, et c’est une révolution, en grande surface, au milieu des poireaux et des couches Pampers. La musique rapporte, et l’industrie s’enrichit : comment ne pas lutter à bâtons rompus, devant une menace qui se fait si grande, et contre ce qui allait devenir, contre toute attente (« les gens n’achèteront jamais de la musique de si basse qualité… ») et en quelques très courtes années, la norme absolue ?
Napster, KaZaa, emule…
Dès 1999, Napster, pionnier du partage de fichiers en peer to peer (« de pair à pair ») est le premier à profiter véritablement de la brèche, et à faire de la prolifération du format mp3 un allié de choix. Le service perdra rapidement (en juillet 2001, le service est fermé) la bataille menée conte l’industrie, mais confortera l’idée qu’une guerre est possible : d’autres (KaZaa, emule) prendront la relève, banalisant une idée dangereuse pour les artistes et pour ceux qui les entourent, mais bénéfique pour les utilisateurs, souvent peu conscients de la révolution qui est sur le point de se produire : la musique est belle et bien devenue hyper accessible, et totalement gratuite. Pourquoi continuer, alors, à la payer ?
Viendra Steve Jobs, prophète en col roulé noir mais aux obsessions blanches, qui, avec itunes, permettra aux utilisateurs de sortir du piratage sauvage et à l’industrie et aux artistes de revenir, un minimum, dans leurs frais. Steve Jobs et Apple, qui en profiteront, bien entendu, pour fourguer dans le même temps les élégants et indispensables iPod, puis iPhone, totems affectifs et addictifs des temps modernes que l’on est obligé de caresser tendrement pour permettre le bon fonctionnement, téléphones intelligents sur lesquels l’on pourra aussi, bientôt, installer les applications Spotify, itunes, Deezer (et Tidal, à échelle moindre), où l’on pourra, en illimité et cette fois, en toute légalité, accéder à l’ensemble de la musique du monde, en quelques clics.
C’est cette véritable révolution technologique, sociétale et culturelle que raconte Sophian Fanen, ancien journaliste à Libération, co-fondateur de l’excellent pure-player Les Jours et spécialiste des problématiques liées à l’industrie musicale, dans Boulevard du stream, une étude impeccablement documentée (une centaine d’interviews menée, tout de même) parue aux éditions Le Castor Astral, ouvrage présenté dans le Nova Club de David Blot et de Sophie Marchand. Son intervention est à réécouter.
Sophian Fanen, Boulevard du Stream. Du mp3 à Deezer, la musique libérée, 2017, Éditions Le Castror Astral, 280 pages, 20 euros. Préface de Pedro Winter.
Visuel : (c) Le Castror Astral