L’intérieur d’une pièce du quotidien.
Elle brûle est un spectacle qui commence avant que l’on s’installe dans son fauteuil du Théâtre de la Colline et que les lumières ne s’éteignent. En rejoignant la salle, le spectateur parcourt les allées du « Musée d’une famille ordinaire », qu’on traverse sans savoir vraiment où on est, si ça nous regarde. On y voit les objets qui font la vie d’une famille de notre époque (boîtes de médicaments, post-its, billets de train), on y entend des bribes d’un message de répondeur téléphonique… Arrivés dans la salle, un coup d’œil à la scénographie le confirme : nous voilà rentrés chez des gens, dans cet univers aussi immense que banal : celui du quotidien. Et le spectacle nous y plonge, dans toute l’étendue de ces choses de tous les jours qu’on ne voit plus tellement nous y sommes habitués. Exactement comme on ne voit parfois plus les gens avec lesquels on vit, leurs blessures ou leurs rêves ; jusqu’à ce qu’on se rende compte, parfois trop tard, de toute cette violence là : refuser de voir les autres aller mal quand ils sont au plus près de nous et que tout a l’air d’aller bien, qu’il faut que tout aille bien… Ce qui se joue dans cet aveuglement, qui n’est jamais aussi fort que quand il est pris dans la famille (au cœur de tant de débats de société aujourd’hui), c’est ce que la compagnie des Hommes Approximatifs est partie explorer en créant Elle Brûle donc, deuxième volet d’un cycle de spectacles autour du personnage d’Emma entamé il y a deux ans.
Arriver dans ce projet, c’était comme arriver dans le théâtre en traversant ce musée : parcourir la vie de cette famille, construite par les images des uns et des autres, et puis s’en imprégner à son tour… Accepter de jouer le jeu, de rentrer dans l’histoire. Parce qu’au premier jour des répétitions, nous avions un objectif, que nous avons sans cesse gardé en tête : raconter une histoire. Ce qu’il y a de plus simple et de plus compliqué !Raconter une histoire à laquelle tout le monde puisse croire. Rien de religieux ou de sectaire : juste une très forte énergie collective, avec laquelle pendant huit semaines, tous, comédiens, créateurs son, lumière et costumes, scénographe, auteur(e), metteuse en scène, collaborateurs artistiques, nous avons créé ensemble l’histoire de cette famille, leurs petites habitudes, leurs petits secrets. En y mettant beaucoup de nous. De ce qu’on est aujourd’hui, de ce qu’on reçoit du monde, des pressions qui traversent notre génération, qu’on s’est formulées ensemble et qu’on a laissées nous emmener très loin sur le plateau : tu sais, cette pression pour « faire quelque chose de sa vie », avoir un travail, un revenu, un amour. Cette exigence de stabilité, d’avoir les pieds sur terre sans jamais qu’ils tremblottent un peu. Quelque chose de vraiment contemporain, qui parle à tout le monde.
Alors bien sûr, nous n’avions pas que des questions. Nous avions des rêves de personnages, de silhouettes étranges, et puis des influences variées et puissantes : le roman de Flaubert, Madame Bovary, celui d’Orhan Pamuk, Le Musée de l’Innocence, les films de Thomas Vinterberg, de Mike Leigh ou de Fassbinder, les séries comme Mad Men, les spectacles de Patrice Chéreau ou de Joël Pommerat… Et du côté de la « vraie vie », des faits divers marquants de ces dernières années, qui ont mis tragiquement en lumière la monstruosité qui peut surgir d’un quotidien où on s’enferme dans le déni : l’affaire Jean-Claude Romand, le procès de Véronique Courjault…
La période de création d’un spectacle est toujours un temps très spécial, fragile, absolu, où l’on est persuadé de faire la chose la plus importante du monde – et qui va forcément le changer, ce monde, puisque nous sommes si profondément engagés dedans. Drôle de huis clos grand ouvert sur l’extérieur, où chaque petit détail nous rappelle notre histoire, où la vie s’absorbe entièrement dans ce qu’on fabrique, et du café du matin à la bière du soir, t’es dedans, tu y crois vraiment, parce que le pire, ce serait de ne plus y croire… Les Hommes Approximatifs ne laissent pas le choix : avec eux, on s’embarque, et tout le monde avance en même temps. La scénographie progresse et s’ajuste, les costumes s’inventent, le son et la lumière racontent ensemble, le texte aussi (Mariette Navarro, auteur, assiste aux répétitions et trouve les moments où une parole écrite peut venir jaillir des personnages, traversés par des enjeux qui les dépassent forcément un peu). Le spectacle est en permanence sur le fil, la fragilité de l’improvisations’imbrique dans la force des enjeux, dans ce qui fait le centre de chaque scène. De la dentelle pure, dans laquelle on peut trancher parfois, broder souvent… Un objet final un peu vertigineux, un spectacle-volcan toujours en activité qui rentre en éruption tous les soirs… On pourrait multiplier les métaphores, mais ce qui reste de cette aventure, c’est avant tout de l’indéfinissable, de l’intense ; du vivant…