“Je n’aime pas les injustices, je n’aime pas qu’on me marche sur les pieds.”
Devenue l’une des figures de la révolution de jasmin avec son titre Kelmti Horra, la musicienne Emel Mathlouthi revient avec un deuxième album. Un article initialement publié sur Cheek Magazine, par Faustine Kopiejwski.
En 2011, Emel Mathlouthi fut l’une des voix du Printemps arabe. On la voit sur YouTube, lors d’un rassemblement rue Habib Bourguiba à Tunis, silhouette rouge se détachant de la foule, entonner a capella Kelmti Horra (“Ma parole est libre”). Le morceau, écrit par ses soins quelques années plus tôt, deviendra pour toujours associé à la Révolution de jasmin. Et Emel Mathlouthi, l’une de ses figures artistiques les plus engagées.
Récemment, on l’a aussi vue crever l’écran et nous arracher des larmes dans le documentaire No Land’s Song, où elle participait, aux côtés de Jeanne Cherhal, à un concert de femmes à Téhéran -en Iran, les femmes n’ont pas le droit de chanter sans être accompagnées d’un homme, et le documentaire visait à démontrer l’absurdité de cette loi. “Je croyais au départ que les femmes ne pouvaient pas du tout chanter sur scène. Mais en fait, c’est encore plus violent: elles ne peuvent pas chanter toutes seules sur scène. Il faut que leurs voix soient couvertes par celles des hommes”, explique-t-elle dans le salon d’un petit hôtel parisien. Elle qui avait toujours fantasmé l’Iran, notamment à travers les films d’Abbas Kiarostami, Jafar Panahi ou des sœurs Samira et Hana Makhmalbaf, a trouvé “hyper dur”, une fois sur place, de ne pas pouvoir défendre ses idées et son projet avec sa propre voix. Elle est d’ailleurs la plus en colère dans le film, celle dont la frustration d’être censurée transparaît dans toutes les attitudes, celle que l’on sent prête à prendre tous les risques pour transgresser l’interdit.
“Je n’aime pas les injustices, je n’aime pas qu’on me marche sur les pieds.”
À 35 ans, la jeune femme, qui a grandi à Tunis et vit désormais à New York après avoir fait escale à Paris, dit avoir “toujours été révolutionnaire”. “Je n’aime pas les injustices, je n’aime pas qu’on me marche sur les pieds, qu’on enferme la jeunesse dans des stéréotypes”, nous confie-t-elle. La musique de ses premières amours, pourtant, n’a rien de contestataire. Autodidacte, Emel Mathlouthi a commencé à chanter seule à l’adolescence, par-dessus des enregistrements de Céline Dion, Tori Amos ou Alanis Morissette. Gamine, elle connaissait des tas de comptines par cœur, elle était celle qu’on “faisait monter sur l’estrade pour chanter devant la classe.” Elle se rêvait au théâtre mais, dans un élan pragmatique dont la logique nous échappe, a pensé qu’être musicienne serait moins compliqué que d’être comédienne. Ce choix réside sans doute dans le caractère indépendant et indomptable de la jeune artiste, qu’on imagine mal faire reposer sa vie professionnelle sur le bon vouloir d’un.e metteur.se en scène.
Fondamentalement libre, Emel Mathlouthi a découvert progressivement qu’elle voulait voler de ses propres ailes. D’abord chanteuse d’un groupe de métal à l’université, influencée par Metallica et Nirvana, la jeune femme a délaissé ses études d’ingénieure au profit des répétitions. Puis a bifurqué vers une école de graphisme. Un jour, son guitariste lui fait écouter The Boxer, de Simon & Garfunkel, version Joan Baez: c’est le coup de foudre instantané. “La féministe en moi a tout de suite réagi”, se souvient Emel Mathlouthi.
“J’ai trouvé ça extraordinaire d’être seule sur scène avec ma guitare et de communiquer aux gens l’envie de changer les choses.”
En Tunisie, à l’époque, très peu de groupes de rock sont portés par des voix féminines et, quand c’est le cas, les chanteuses restent souvent en retrait, dans une fonction illustrative. Pas Emel Mathlouthi, qui découvre très vite son “énergie” et son “amour pour la scène”. Contrairement à ses contemporaines, elle ose prendre sa place de leader et, petit à petit, commence à avoir envie de “monter [son] propre cheval”. Pour s’émanciper, Emel Mathlouthi décide d’apprendre la guitare et donne ses premiers concerts en solo: “J’ai trouvé ça extraordinaire d’être seule sur scène avec ma guitare et de communiquer aux gens l’envie de changer les choses”, raconte-t-elle.
Aujourd’hui pourtant, alors qu’elle sort son deuxième album, Ensen, la musicienne ressent le besoin d’ajuster son image. Trop vite cataloguée “chanteuse contestataire”, Mathlouthi veut être reconnue avant tout pour son art et rappelle que son message, s’il est indissociable de sa personnalité, ne doit pas occulter son travail artistique: “J’assume totalement le fait d’avoir une conscience, je n’ai pas envie de m’excuser d’avoir des idées et des questionnements, et de les dire tout haut. Mais en même temps, j’ai envie d’être considérée en tant qu’artiste, musicienne, compositrice, productrice de son.” De fait, ce nouvel album est avant tout un trip sonique, une œuvre ambitieuse et stylisée à cheval entre l’orient et l’occident, qui la positionne davantage dans la lignée d’une Björk que dans les traces d’une Joan Baez.
Épaulée par le producteur Amine Metani, l’un des “chefs de file de la nouvelle génération arabe, qui vient de l’électro pure, limite techno”, Emel Mathlouthi a donné vie à Ensen dans un studio en Normandie. Si elle revendique avoir écrit un “album de chansons”, elle passe de longues minutes à nous raconter le processus de recherche sonore qui a présidé à ces sessions, la minutieuse quête d’identité qui l’a conduite a emmagasiner toute une “librairie de beats” conçue de manière organique, avec un percussioniste tunisien. “J’ai toujours été fan de trucs tribaux, je trouve qu’il y a une vraie connexion avec la musique électronique. Je ne voulais pas partir de logiciels, mais de ma propre histoire, j’ai donc aussi remplacé certains claviers par des instruments traditionnels tunisiens.” L’album, qui contient une dizaine de titres, est chanté presque entièrement en arabe. Un choix qu’elle explique d’abord par une envie artistique, assurant que l’important est avant tout pour elle que “les mots sonnent”.
Mais, en creusant un peu, elle finit par confesser son admiration pour les artistes qui tentent de s’exporter tout en conservant leur langue maternelle, comme le groupe islandais Samaris, qui l’a beaucoup inspirée. “C’est très rare de trouver des gens qui réussissent sur la scène internationale sans chanter en anglais. Même Björk chante en anglais. C’est injuste. C’est le capitalisme de la musique.” Emel Mathlouthi ne peut pas s’en empêcher: là où il y a de la musique, il y a de la politique.
Faustine Kopiejwski
Pour l’article original, et pour d’autres, rendez-vous sur Cheek Magazine.
Visuel : © Alex & Iggy ; Julien Bourgeois