À Buenos Aires, la lutte contre le néo-machisme.
Jeune et rebelle, le féminisme argentin est omniprésent dans la rue, sur les réseaux sociaux et dans les débats publics. Ranimées par le mouvement Ni Una Menos, né en 2015, les féministes ne sont pas près de se taire, dans un pays où les violences de genre sont un véritable fléau. Un article initialement publié sur Cheek Magazine.
Fière et droite, Mikaela, 18 ans, brandit son message écrit noir sur rouge: “Je ne veux pas de fleurs. Je veux du respect et des droits.” Comme des centaines de milliers d’Argentines, ce 8 mars 2017, la jeune fille et sa copine Ariana, 17 ans, sont descendues dans la rue pour lutter contre la violence machiste, les inégalités hommes-femmes et défendre leurs droits. “Nous assistons à toutes les manifestations féministes depuis la première marche de Ni Una Menos (Ndlr: un mouvement de protestation contre les féminicides en Amérique latine), en 2015”, signale Ariana. Un an auparavant, le copain de Mikaela lui avait cassé le nez. “Vivre la violence de genre de plein fouet et venir en manif, voir des femmes qui la vivent aussi, des photos de filles qui ont été assassinées, c’est très fort et émouvant”, témoigne la jeune activiste.
Dans la rue, sur les réseaux sociaux, au travail, dans les universités et les quartiers, le féminisme argentin est sur tous les fronts. Une vitalité d’autant plus impressionnante qu’elle se conjugue avec une incroyable jeunesse. “Le féminisme s’est revitalisé grâce aux mouvements lesbiens et trans et spécialement grâce aux jeunes, des filles qui incarnent un féminisme réel, cru, très puissant et très rebelle”, analyse Luciana Peker, journaliste spécialiste des questions de genre qui vient de publier La Révolution des femmes.
Un renouveau du féminisme
Le mouvement est aussi porté par l’urgence dans un pays où le machisme tue chaque jour. En 2016, une femme était assassinée toutes les 30 heures, selon l’observatoire des féminicides dirigé par l’association La Casa del encuentro. Rien que pour les 43 premiers jours de 2017, l’institut des politiques de genre Wanda Taddei dénombre 57 féminicides, soit une femme tuée toutes les 18 heures.
Le renouveau féministe en Argentine a été, en grande partie, impulsé par le combat contre ces crimes de genre. En 2015, après la découverte du corps dénudé de Daiana García dans un sac poubelle, un collectif d’écrivaines, artistes, journalistes et activistes baptisé Ni Una Menos (Ndlr: “Pas une de moins”), en référence à un poème de la Mexicaine Susana Chavez, organise un marathon de lecture à Buenos Aires pour dénoncer les féminicides. À peine deux mois plus tard, le meurtre de Chiara Páez suscite de nouveau l’indignation. La jeune fille de 14 ans, enceinte, a été assassinée par son petit ami. Le 3 juin, près de 300 000 Argentins descendent dans la rue pour protester contre les crimes machistes qui gangrènent le pays.
“Plus rien ne sera pareil”, écrivaient Alejandro Grimson, anthropologue, et Lucila Schonfeld, activiste, au lendemain de cette première marche. Rejoint par de nombreuses organisations féministes de tous bords, Ni Una Menos a en effet réussi à installer le thème de la violence envers les femmes sur la scène publique et politique. “La grande répercussion du mouvement est liée à l’urgence de répondre au problème des violences qui était occulté et qui continue de l’être, même s’il commence à gagner en visibilité dans les médias et la société, constate avec recul Lucila Schonfeld. Cela a permis à des femmes de dénoncer des violences dont elles étaient victimes et de demander de l’aide.”
La multiplication des revendications
Sofia Rocha, 26 ans, est étudiante en architecture. Membre du groupe las Insurrectas (Ndlr: Les insurgées), elle milite au sein d’une association féministe de l’Université de Buenos Aires où elle organise des débats et des ateliers d’éducation sexuelle. Pour elle, la première marche de Ni Una Menos a été un moment de liberté: “Au début, il y avait une volonté de cantonner la manif aux violences, mais ça a explosé! C’était super, tout le monde est venu avec ses propres revendications.”
Dès le début, la question de l’avortement s’invite dans les débats. Toujours illégal, celui-ci n’est autorisé qu’en cas de viol ou de danger pour la santé de la mère. “Le sujet a tout d’abord divisé Ni Una Menos, rappelle Luciana Peker, entre les mouvements qui souhaitaient concentrer les revendications aux violences et ceux qui voulaient inscrire la lutte pour la légalisation de l’avortement dans l’agenda féministe. Finalement, lors de la seconde marche de Ni Una Menos, le 19 octobre 2016, la légalisation du droit à l’avortement a été revendiquée.”
La campagne pour un avortement légal sûr et gratuit, menée par plusieurs organisations féministes, a également pris un nouvel élan lors de la Rencontre nationale des femmes de 2016, où plus de 70 000 personnes ont défilé en arborant le foulard vert orné de l’inscription “Aborto legal”. Un signe pour Luciana Peker que “l’Argentine a la capacité de se mobiliser pour demander la légalisation de l’avortement”. Elle prend comme exemple le mariage pour tous, voté en 2010: “C’était aussi une bataille contre l’Église et les secteurs conservateurs.”
Néo-machisme
Depuis l’émergence de Ni Una Menos, le nombre de participants à ces Rencontres nationales de femmes a pratiquement doublé. Créées en 1986, ces grandes réunions annuelles constituent un précieux héritage pour les nouvelles générations de féministes. Violeta Guitart, 26 ans, étudiante en économie et co-éditrice du très actif site d’info économique en ligne Economista Femini(s)ta, confirme que “la jeune génération de féministes s’appuie sur le bagage des féministes plus expérimentées. Il y a beaucoup d’admiration et de conscience de tout ce que l’on peut apprendre d’elles”.
Malgré quelques avancées, comme la récente création d’un registre officiel des féminicides, le chemin est encore long pour éradiquer les violences faites aux femmes. D’autant plus que le nombre de féminicides continue d’augmenter. Un violent retour de bâton machiste, comme l’analyse Luciana Peker: “Le néo-machisme n’est pas seulement un machisme classique et historique. C’est une réaction frontale à la progression des droits des femmes. Ce n’est pas la même chose. C’est pire.”
Initialement publié sur Cheek Magazine.
Visuels : (c) Juliette Marie