Une moitié de siècle après sa naissance en 1973, le festival nancéien célèbre une nouvelle édition en ouvrant toujours un peu plus les fenêtres. Sur deux semaines, Asaf Avidan, Yasiin Bey, Kenny Barron, Kamaal Williams ou Marcus Miller se présentent devant un public de quelque 100 000 personnes. Ce week-end, à mi parcours, on a pu voir Meryl, Disiz, la création spéciale de Laura Cahen ou la soul de Judith Hill. Et souffler les bougies avec eux.
Cinquante ans de festival. Deux générations, bientôt trois. Il faut s’arrêter quelques instants sur ce chiffre pour en mesurer l’impact. Et regarder 30 secondes dans le rétro.
La France de Pompidou
Il y a 50 ans, le punk n’existait pas encore (à moins que l’on considère The Velvet Underground & Nico comme sa pierre angulaire, mais passons), la techno ou la house encore moins, le hip-hop à peine — la première Block Party de DJ Kool Herc intervient cette année-là et il semblerait que tout le monde ce soit mis d’accord pour valider l’année 73 comme l’année pionnière du genre.
1973. Nixon à la tête des États-Unis, Brejnev à celle de l’URSS, période de Détente entre les deux grandes puissances, comme vos cours de terminale vous l’avaient alors appris à propos de la Guerre froide. Castro à Cuba, Senghor au Sénégal, Pinochet au Chili en force à la place d’Allende. La France, elle, toujours gaulliste, est encore sous Pompidou et s’apprête à passer sous Giscard. En tête des charts ? Dans l’hexagone, ce sont Mike Brant, Claude François ou Michel Sardou qui dominent. Dans le monde, ce sont quelques albums qui marqueront à jamais l’histoire de la musique : The Dark Side of the Moon de Pink Floyd, Aladdin Sane de David Bowie, Let’s Get in On de Marvin Gaye, Raw Power des Stooges, Call Me d’Al Green. Une autre époque, indiscutablement.
Montreux, Monterey, Nancy
Et niveau jazz ? L’année 1973 est un excellent cru, si l’on en croit les sorties du Birds of fire de Mahavishnu Orchestra, du Head Hunters de Herbie Hancock ou évidemment du galactique Space is the place de Sun Ra, le compositeur et pianiste dont l’étrange philosophie cosmique tourne à ce moment-là sur les platines de quelques passionnés qui s’apprêtent à faire de la capitale de la Meurthe-et-Moselle l’une des capitales du jazz dans le monde. Montreux. Monterey. Bientôt Montréal, puis Copenhague. Et Nancy ? Michel Platini joue encore à Marcel Picot (le stade de l’AS Nancy-Lorraine), mais n’y restera pas. Peu importe, plus besoin de lui : sa ville est sur le point d’apparaître durablement sur les cartes.
Ensemble, quelques amis dont Claude-Jean Antoine dit « Tito » (Chevalier dans l’ordre des Arts et des Lettres depuis l’an dernier), se lancent ainsi dans l’organisation de l’un des premiers festivals français sur le modèle que l’on connaît aujourd’hui. Depuis 1969, la bande investissait le grenier d’un petit village des environs, Xirocourt (300 habitants au début des années 70, pas beaucoup plus au début des années 2020), à 35 km au sud de Nancy, mais le succès des événements qui s’y organisaient oblige à voir plus grand. Beaucoup plus grand.
Avec le soutien du comité des fêtes de Nancy, direction la grande ville, la Salle Poirel, le Parc des Expositions, et une programmation qui, pour une première, donne le vertige : Ray Charles, Nina Simone, Oscar Peterson, Terry Riley ou donc le Sun Ra Arkestra sont notamment à l’affiche. Des débuts en fanfare, métaphoriquement… et littéralement, puisqu’une demi douzaine de chars, comme à la Nouvelle-Orléans, défile dans les rues de Nancy pour cette grande première…
Une affiche évidemment culte que l’on peut découvrir en vrai, avec toutes les autres (bravo à ceux embauchés cette année pour retracer l’histoire avec un grand H), au cours de l’exposition Let’s play,salle Poirel (ça termine le 21 octobre, dépêchez-vous).
Femi, Paco, Nina, Alain
Une expo qui revient sur 50 ans de pulsations en mettant en scène le parcours d’un festivalier, du bus qui amène le curieux en périphérie de la ville pour le Nancy Jazz Poursuite (en format off, des concerts dans la rue, dans les pubs, dans les cafés), jusqu’aux espaces backstage (sans bières ni eaux de vie de Mirabelle dans le frigo car loi Évin) en passant par une reconstitution conceptuelle de la « place Stan’ » (ceux qui disent « Place Stanislas » sont des touristes) ou l’entrée du fameux Chapiteau à l’intérieur duquel on peut même jouer à l’ingé son et lumière en poussant les boutons comme un pro. Puis on entre dans le Magic Mirrors, où Nancy fait chaque année la fête jusqu’à tôt le matin. C’est ludique et très bien fait.
À voir aussi, on le disait : l’ensemble des affiches du NJP depuis sa création (pas de direction artistique globale, ce qui constitue donc une forme de direction artistique globale), une frise chronologique rappelant les dates essentielles afin de briller lors de votre prochain déjeuner à La Maison dans le parc (le restaurant étoilé du coin, à deux pas de l’Opéra national de Lorraine), un organigramme a priori bien complet de qui fait et a fait quoi au festival (sympa pour les équipes), ou encore une panoplie de photos qui rappelle le casting délirant qui a pu circuler ici. Attention, cette liste n’est qu’une syllabe comparée à sa globalité : Nina Simone, Femi Kutti, Charles Bradley, La Mano Negra, Miles Davis, Alain Bashung, Gilberto Gil, Paco de Lucía, Sarah Vaughan, Tony Allen, Cesária Evora, Joe Strummer, Oxmo Puccino, Compay Segundo, Chet Baker, Archie Shepp, B. B. King, Screamin’ Jay Hawkins…
La crise de la cinquantaine, pour le NJP, consiste donc à se muséographier soi-même… mais ne se résume pas à ça. Pour ses 50 ans, le festival a brassé sa propre bière (la 73, brassée avec la playlist du festival qui tourne dans les enceintes, nous répète-t-on), produit un documentaire diffusé bientôt sur France 3 ou édité un beau bouquin récap. « Il a fallu s’y prendre bien en avance », assure Thibaud Rolland directeur-programmateur du festival depuis 2019 et tout heureux, par exemple, d’acceuillir à Nancy le célèbre pianiste Kenny Barronn, comagnon de route de Stan Getz, Chet Baker ou Dizzy Gillepsie, l’un de ceux grâce à qui Thibaub a découvert le jazz plus jeune. Thibaud qui, en plus du booking des légendes que l’on ait habitué à voir ici, a aussi tenu, pour cette 50e édition, à poursuivre le travail d’ouverture et de métissage musical qui fait l’une des forces du NJP depuis toutes ces années.
Passé. Présent. Futur
D’abord, en conviant quelques-uns de ces artistes mythiques déjà venus au festival, comme Marcus Miller, Erik Truffaz, Sun Ra Arkestra ou donc le pianiste nord-américain Kenny Baron, venu démonter l’étendue de sa créativité à l’Opéra le samedi soir. La veille au même endroit, et malgré les craintes légitimes que pouvaient susciter le concert de l’Israélien Asaf Avidan, tout s’est bien déroulé. Sur Facebook, certains parlent même du meilleur concert de leur vie. Ouf de soulagement.
Ensuite, en proposant quelques créations originales, comme celle qui clôturera le festival le week-end prochain. Confié à Michael League, bassiste, et fondateur du label GroundUp et leader du groupe Snarky Puppy, ce rendez-vous conviera un casting regroupé afin de penser… les 50 futures années du jazz ! Samedi prochain, 21 octobre, au Chapiteau : une quinzaine de musiciens internationaux (France, Espagne, Pologne, Mexique, Bénin, USA, Algérie, Russie, Cuba…) avec Thomas Dutronc en trio et Sun Ra Arkestra au cours de la même soirée. Passé. Présent. Futur.
Des bougies sur les gâteaux
Enfin, en décidant qu’un anniversaire de cette ampleur et les moyens qui sont mis à sa disposition peut aussi être l’occasion de célébrer celui des autres. On fêtait ainsi au NJP 2023 l’anniversaire de Gondwana Records (le live proposé par Hania Rani et Vega Trails en a visiblement marqué plus d’un jeudi soir), les 15 ans de Heavenly Sweetness (Guts, David Walters et le fondateur du label Franck Descollonges) et les 20 ans d’Ed Banger Record samedi à l’Autre Canal, avec Pedro Winter, Varnish la Piscine ou Vanille. Plein de bougies à souffler. Plus de souffle.
On fêtait aussi les 50 ans du hip-hop avec une soirée dédié aux anciens (Yasiin Bey, ex Mos Def, au Chapiteau le jeudi) et une autre aux nouveaux. Et question nouveauté dans le rap, compliqué de passer outre le cloud rap sous autotune, une formule qui a fait ses preuves et qui est celle adoptée par le francilien NeS, qui a grandi dans le Val-de-Marne et qui en est déjà, à 19 ans, à…5 EPs publiés — « Le rap c’est du taff pas un don », résume-t-il parfaitement. Son flow flotte en apesanteur et atterri brutalement sur terre pour faire jumper les Kids — moyenne d’âge en-dessous de 20. « C’est comment Nancy ? » C’est chaud ! « Le positif attire le positif », affirme-t-il avec « LPALP ». Heureusement : que des bonnes vibes ici. Points de vie en plus.
Curieux
Les darons attendent les plus jeunes dans les gradins — ceux qui sont en âge de vapoter avec saveur e-liquide Fruits Rouges sont dans la fosse. D’autres papas, plus âgés mais toujours cool (la casquette est à l’envers et la veste en jean) sont là juste pour le kiffe, pour la découverte, pour voir ce qui se passe en 2023 en dehors de l’Opéra de Nancy. Les curieux véritables, on le sait, ne seront jamais vraiment rassasiés. Qu’ils ne le soient jamais.
Plus tôt dans la journée, Prince Waly, le très attendu auteur de l’album Moussa, a dû annuler sa venue. Plus de temps pour Meryl, qui débarque en live band en formation très rock — batterie, guitare, basse, synthés — et avec… un phare rouge sur scène. Pour ceux qui sont paumés : un repaire dans la nuit. Meryl, c’est la Caraïbe qui débarque en Loraine, qui assure être en jet lag total… ce qui ne se voit pas le moins du monde, tellement est grande l’énergie qu’elle déploie sur scène — la douce euphorie du corps explosé de fatigue, sur la rappeuse, se manifeste bien. « Coucou », « Coca-Cola Mentos », « Jack Sparrow »… le rap est posé en français, en créole, en anglais, sonne électro pop, reggae, dancehall. Le volume est fort, la fosse est en fusion.
« Peu importe ce que tu traverses, sache que tu n’es pas tout seul », lance-t-elle. Là, ce qu’on traverse, c’est essentiellement du kiff donc tout est ok. La joie se partage généralement bien plus aisément que la tristesse alors, « allumez les étoiles Nancy, allumez-les », demande-t-elle en se prenant pour Apollinaire. Les lumières des téléphones jouent aux étoiles et soudain, elles s’éteignent.
Disiz la classe
La suite, c’est Disiz, qui arrive sur scène dans les habits de sa seconde jeunesse, celle qui l’a vue passer en quelques années d’ancienne Peste du rap français — son tube « J’pète les plombs » paraît loin… et date effectivement de l’an 2000 ! — à artiste popeux en puissance. Phénomène rare dans le secteur : à 45 ans, Disiz est devenu l’un des rappeurs préférés des bobos, mais aussi celui d’une jeunesse qui se reconnaît dans les élucubrations romantiques et érotiques de ce quarantenaire qui, dans son album L’amour, plonge les moins expérimentés dans les tourments de la rupture amoureuse, des rencontres qui frôlent le « Sublime », des conquêtes d’un soir (« elle m’dit qu’suis beau garçon, donc je beaugarçonne »), des week-ends prolongés peu assumés (« j’suis un week-end lover »), des rencontres qui aboutissent sur des gosses (« oh Madeleine, t’es comme les étoiles tu shines ») ou sur des gueules de bois phénoménales (« on avait dit le pire, mais aussi le meilleur, maintenant tu soupires, y a moins de meilleur »). Applaudissements en rafale et paroles par cœur. « Au fond des yeux j’ai des trous noirs ». Larmes dans le public, c’est à ce point-là.« On ne badine pas avec l’amour », disait Musset. « J’serai plus jamais en hess, nan », dit Disiz sans Damso.
Un escalier, sur scène, vient habiller le chapiteau, et donne l’impression d’incarner les étages successifs du sentiment amoureux (les hauts, les bas, les entre-deux… et même la chute pour ce guitariste qui tente le saut et qui manque de se fracturer le poignet en retombant…). C’est que l’on ne descend pas si aisément du 7e ciel : en général, on s’effondre, avant de trouver d’autres solutions pour remonter. Alors sur scène, on passe du vert au bleu, du jaune à l’orange, du blanc au rouge couleur teuf. « Ouais la vie c’est chelou ouais », chante-t-il sur « Casino » en même temps que l’ensemble du Chapiteau. On n’aurait pas dit mieux.
Boum
Des concerts pour les sextas, pour les quinquas, pour les trentenaires, pour les ados… et d’autres même pour les tous petits ! Le NJP bosse son taux de remplissage futur et organise même, en marge du rap sous autotune et des soirées house de L’Autre canal, la Coco Boum Boum (semaine pro, ce sera Metal for kids), une soirée où c’est un perroquet et un toucan qui passent du son sur scène (des vrais de vrais, mais avec une tête gigantesque) et où les teufeurs ont entre 3 et 6 ans pour l’équipe du matin et 6 et 9 ans pour celle de l’aprem.
Pas de « Danse du canard » ou de « Baby Shark » ici, mais du Flavien Berger, du Dombrance (« Poutou » !), du Stromae, du DBFC. Alors évidemment, c’est un bordel monstre et les ballons éclatent autant que les rires, mais globalement, c’est mignon et sympa comme tout. Les deux DJs, par excès de confiance sans doute, assurent soudain vouloir lancer « la plus grande chenille de France ». Évidemment, c’est un échec et ça ne ressemble à rien mais l’important n’est pas là et les grands ne s’en sortent généralement pas beaucoup mieux.
Émancipations
Autre ambiance le soir à Poirel, dans le théâtre à l’italienne qui accueille traditionnellement les concerts plus intimistes du festival, où Laura Cahen, régionale de l’étape et manifestement habituée au NJP (elle est née à Nancy) invite… des filles. C’est l’idée de cette carte blanche qui lui est offerte par le festival, qui résonne avec l’intitulé de son album Une fille ([PIAS] Le label, 2021) et qui lui permet de convier sur scène quelques-unes des voix les plus en vues de la scène pop française actuelle : Blumi, Coline Rio, Pi Ja Ma, Juneson, mais aussi Léonie Pernet et ses ambiances de raves douillettes et Mélissa Laveaux, la Haïtienne à la voix soul tellement chaleureuse. Aussi, Laura chante ses featurings avec Jeanne Added et Yaël Naïm mais sans elles et interprète quelques-uns de ses très beaux morceaux émancipateurs, libérés, délivrés des carcans que d’autres imposent à votre place (« Poussière », « La complainte du Soleil », « La fièvre noire »).
Elle rappelle aussi que les formules les plus directes sont parfois les plus efficaces et ne sont pas pour autant les moins bonnes : « Qu’est-ce que ça peut vous faire si je préfère dans mon lit une fille », chante-t-elle, bouleversante, dans son titre « Dans mon lit ». Elle interprète aussi son chef-d’œuvre (c’est subjectif) « La Jetée » au sein d’une version très new-wave qui fait même, petit exploit, se lever le public de Poirel qui tape sans ses mains et tente même le mouvement de tête (c’est dire si ça danse).
Autre femmes fortes du samedi soir à Nancy, la Serbe Ana Popović (que certains n’hésitent pas à appeler la Jimi Hendrix au féminin) et l’Américaine Judith Hill, qui fait danser le Chapiteau avec l’aide de sa voix soul, puissante, de ces morceaux qui tournent autour du funk et se jettent parfois dans ses bras.
Le Nancy Jazz Pulsations poursuit son édition 2023 une semaine encore avec les concerts à venir de Marcus Miller, Zaho de Sagazan, La Femme, Protoje, Yuri Buenaventura, Chassol ou Émilie Simon. Plus d’infos ici. Pour le reste, on se donne rendez-vous dans 50 ans, voir ce qu’il advient des kids de la Coco Boum Boum.