Poésie moderne pour certains, symbole de la misère morale pour d’autres.
Le 13 août dernier, la chaîne Youtube versusbattleru relaie un battle de rap – enregistré plus tôt dans le mois à Saint-Pétersbourg – entre deux stars du genre en Russie, Oxxxymiron et Slava KPSS. En deux jours, la vidéo dépasse les 13 millions de vues sur la plateforme, et atteint 18 millions de vues en une semaine.
Un record dans l’histoire des battles de rap en Russie, même pour le maître en la matière, Oxxxymiron, qui cumule généralement 5 millions de vues en quelques jours à chacune de ses apparitions. Un engouement qui s’explique d’abord par l’issue du combat. Contre toute attente, le rappeur jusqu’ici invaincu a essuyé sa première défaite face à Gnoyny aka Slava KPSS, un adversaire largement moins populaire.
Le battle a bénéficié d’une couverture médiatique énorme. Comme le rapporte le Courrier de Russie, de nombreux journaux politiques et généralistes ont commenté l’évènement : « Sur les 2 000 publications concernant les » battles de rap » dans la presse russe sur les 12 derniers mois, plus de 800 sont consacrées à celle-ci. »
Un battle qui a très vite divisé, faisant du rap le symbole de la misère morale pour certains, celui de la poésie moderne pour d’autres. Pour The Calvert Journal, le constat est très simple, « dans une sphère culturelle nationale très censurée, ils (les battles de rap, NDLR) sont l’unique espace public où il est possible d’exprimer sa pensée activement . »
Hip-Hop.Ru
En Russie, les premiers battles de rap investissent la toile à la fin des années 90. « Ça se passait sur des forums où il fallait écrire des paroles sur un thème donné, et puis les poster », nous raconte Yev Ignatovich aka MC No Limit. Il est le seul, sur une dizaine de rappeurs russes contactés, à avoir accepté de répondre à nos questions.
« On dirait une question du KGB »
Lui participait à son premier battle de rap en 2001, il a alors 16 ans. Où se déroulent-ils aujourd’hui ? « On dirait une question du KGB » répond le MC, avant de poursuivre : « La plupart se déroulent dans des bars ou des clubs, et sont relayés par des plateformes reconnues, Versus et SlovoSPB parmi elles ».
Pour lui, l’engouement autour du battle de rap du 13 août tient avant tout à la renommée d’Oxxxymiron. « Il avait déjà beaucoup de succès en Russie avec ses battles et sa musique, surtout avec son dernier album qui était numéro 1 dans les charts hip-hop ici. »
Au-delà de la visibilité qu’ils apportent aux artistes, les battles de rap sont devenues un véritable business en Russie. Les millions de vues cumulées par ces différents évènements ont attiré de nombreux sponsors, BMW notamment. « Le profit global généré par ce genre de sponsors peut atteindre 84 500$ pour les organisateurs » rapporte The Calvert Journal.
Mais ce qui dérange avant tout dans ces battles, c’est le contenu des échanges entre rappeurs, qui mélange souvent débat politique et insultes.
Swearing Ban
Depuis le 1er juillet 2014, avec la mise en place du « swearing ban », la Russie interdit l’usage du langage blasphématoire dans la sphère publique, la littérature, la télévision, les radios, les films, le théâtre ou encore les concerts. « Ceux qui violeraient cette loi s’exposeraient à des amendes allant de 70$ à 1400$ selon leur statut, individu, officiel ou organisation » comme le rapportait alors le Guardian.
Dans la même lignée de cette interdiction, le conseiller de Dmitri Medvedev, Guennadi Onichtchenko, déclarait suite au battle rap du 13 août dernier : « Je comprends que des médias d’opposition en parlent, ils vivent d’après leurs lois, mais pour la presse gouvernementale, c’est inadmissible car on entend dans ces vidéos un lexique misérable », comme le rapporte le Courrier de Russie.
« Il s’agit d’une compétition de poètes russes »
Le 15 août, Onichtchenko proposait une nouvelle loi visant à punir tout média qui publierait des informations concernant les battles de rap. Le militant et fervent opposant à Poutine Alexeï Navalny – qui souhaite se présenter à l’élection présidentielle de mars 2018 – prenait quant à lui la défense des rappeurs dans son blog. « C’est une compétition de poésie. Je suis désolée, mais il n’y a pas vraiment de rap dedans. » Il poursuit : « Ils écrivent de la poésie et se crient cette poésie l’un sur l’autre. Et 30 millions de personnes ont vu ça. Autant dire, toute la jeunesse du pays.
« N’est-ce pas formidable ? Oui, il y a des grossièretés. Oui, il y a une forme d’humour assez basique. Néanmoins, il s’agit d’une compétition de poètes russes. Mais sous leur vrai nature. Et en Russe. Dans sa véritable forme moderne. »
Comme le rapporte le Moscow Times, six médias, dont l’agence de presse RIA Novosti, auraient été condamnés à payer 50 000 roubles, soit 730 euros environ, suite à la publication du fameux battle sur leurs pages. 26 autres auraient reçu des lettres d’avertissement.
Même si aucune réaction n’a été émise depuis les plus hautes sphères du Kremlin, Poutine n’est pas insensible à la scène rap. Bien au contraire. Le Monde allait même jusqu’à titrer dans un post sur son blog en 2009 : « Poutine et la scène rap russe, une histoire d’amour ». Cette même année, Vladimir Poutine fait une apparition dans une émission consacrée au hip-hop sur la chaine MuzTV.
Un épisode dans lequel il fait l’apologie des rappeurs : « ces jeunes qui cultivent cet art dans notre pays – ils apportent un charme unique à la Russie. » Le vainqueur, un certain Jigane, finit même par proposer un featuring à son « icône ».
Poutine compte de nombreux soutiens chez les rappeurs russes. Timati par exemple, qui en 2015 rappe sur le morceau « Best Friend », « Mon meilleur ami est Vladimir Poutine ». Mais pour MC No Limit, il y a un « décalage » incontestable entre ces rappeurs considérés comme « mainstream », et cette scène plus underground qui s’exprime au travers des battles.
Le clip de « Best Friend » cumule 12 millions de vues. On est loin des performances de la plupart des dernières battles de rap postées par versusbattleru. Une scène particulière, revendicatrice, qui attire de plus en plus de jeunes, et fait du genre musical un nouveau support privilégié à la liberté d’expression.
Visuel : © Capture d’écran Youtube