« I am the proprietor of the Penguin Cafe. I will tell you things at random ».
Année 1972, sud de la France. Séjour paisible d’un résident britannique, venu de Sussex (sud de Londres, bordure de Manche), mauvais poisson ingurgité, indigestion alimentaire logique. Et puis, hallucination poétique, et quelques mots, parvenus à l’esprit de manière aléatoire, venus aux lèvres de Simon Jeffes, guitariste et compositeur, de formation largement classique, qui a déjà eu l’occasion de voir son nom crédité sur quelques disques à la postérité plus ou moins anecdotique (il signe les guitares sur le Pick Up A Bone de Rupert Hine, et, plus original, les parties jouées au koto, instrument à cordes pincées japonais, sur le Essence to Essence de Donovan). Des mots comme une prophétie, comme un satori (une sorte d’éveil spirituel, pour les bouddhistes), comme la certitude que quelque chose de nouveau est sur le point de débuter.
Classique, pop, pingouin
« I am the proprietor of the Penguin Cafe. I will tell you things at random ». La légende, car c’est bien de cela dont il s’agit, dit que c’est à partir de là que naquit le Penguin Cafe Orchestra, cette formation qui permit à Simon Jeffes de dépasser ses frustrations auditives (la musique classique trop snobe, et la musique « pop » et « rock » trop limitée), et de donner naissance, dans la foulée des travaux des minimalistes Terry Riley ou Philippe Glass, et avec d’autres (Brian Eno surtout, qui produisit le premier album de PCO, Music from the Penguin Cafe, 1976), à cette musique, que certains ont nommé « néoclassique », celle qui permettait aux genres (le folk, la musique classique, les musiques électroniques naissantes) de se rencontrer, d’échanger, de fusionner.
Simon et les autres
Axé autour de la personnalité de Simon Jeffes, unique membre permanent du groupe (avec la violoncelliste Helen Liebmann), et aux côtés de beaucoup d’autres musiciens, recrutés en fonction des besoins (qu’il s’agisse de sessions studios ou de lives), le Penguin Cafe Orchestra accouche de cinq albums de 1976 à 1993, à une multitude de lives, jouera avec Kraftwerk, samplera des sonneries de téléphone (« Telephone and Rubber Band »), proposera des B.O. cultes (Malcolm par exemple), inspirera beaucoup (en France, Yann Tiersen n’aurait sans doute pas eu le même timbre sans le PCO), rendra la musique classique enfin accessible, débarrassée des idées prévalues qui la rendait inenvisageable, avant les années 70, pour l’honteux auditeur de pop-music.
Un album, Union Cafe (1993), pourvu d’une multitude de merveilles (« Vega », « Cage Dead », « Organum ») et rapidement étiqueté « album culte », condensera le son et les ambitions de cet orchestre multiforme, d’autant plus que cet album s’avérera être le dernier, Simon Jeffes rendant son dernier souffle vingt-quatre ans après les débuts du Penguin Cafe Orchestra, terrassé par une tumeur du cerveau, en 1997. Et il fallait bien ça, pour venir à bout d’un cerveau aussi brillant que celui de Simon.
Penguin Cafe, mais sans orchestre
Si le décès du père fondateur de PCO marqua, obligatoirement, un coup d’arrêt violent dans la trajectoire du groupe, celui-ci ne disparut pas totalement pour autant. Car Simon eut un autre fils, humain cette fois. Et ce fils-là, Arthur, pourvu de la même sensibilité et des mêmes talents d’orchestrateurs hors-norme que son père, fit renaître le projet de ses cendres en 2011, ôtant un mot (le Penguin Cafe Orchestra était devenu Penguin Cafe, sans orchestre donc) mais conservant le même amour pour la fusion des genres, et notamment pour cette agilité qui permet à certains compositeurs et également producteurs, désormais nombreux au XXIe siècle (d’Ólafur Arnalds à Steve Reich, de Jóhann Jóhannsson à Max Richter) de faire s’entendre musique classique et musique électronique. Signé sur Erased Tapes (le label, justement, qui abrite les disques d’Ólafur Arnalds, de Nils Frahm, de Peter Broderick, de Kiasmos), Penguin Cafe a notamment sorti cette année un disque que l’on vous recommande chaudement, The Imperfect Sea, idéal en cette saison où les disques d’humeurs douillettes prévalent forcément sur les autres.
Erased Tapes, ce label londonien fondé par un allemand (Robert Raths), c’est de là que vient logiquement cette idée, lumineuse, qui consiste à ressortir, en vinyle cette fois (il n’y avait alors eu qu’une cassette audio de l’album) cette Union Cafe de 1997, album magnifique et parfait, pierre précieuse d’un genre magnifié par un artiste, Simon Jeffes, disparu donc depuis vingt ans. Sur le site d’Erased Tapes, Arthur Jeffes la commente, cette réédition judicieuse :
« Union Cafe fut le dernier album studio sorti par l’original Penguin Cafe Orchestra, et a marqué un mouvement vers un son pastoral anglais combiné avec de plus grands arrangements de cordes opposées à de plus longues pièces de piano solo. Avec ce dernier album, ils se sont rapprochés encore plus de l’idée de PCO de quadriller le cercle de la musique moderne intellectuelle mais qui est toujours réellement belle. Pour moi, cet album a toujours été à la fois un concurrent et en même temps mon album préféré de PCO, et le fait qu’il n’ait jamais été pressé en vinyle était davantage lié à la façon dont les choses se faisaient au début des années 90 et au hasard, plutôt que quelque chose de délibéré. En ce sens, le ressortir en vinyle corrige un vieux problème. Le lent développement des morceaux signifie que vous pouvez vraiment vous y perdre, et que le format vinyle est bien sûr le meilleur moyen pour le faire. »
Visuels : (c) Erased Tapes