Auteur érudit ?
Avec la sortie de cette longue étude sur l’Art abstrait, qui sort chez Gallimard, Eric de Chassey – déjà programmateur de grandes expositions (Europunk à La Villette, Punk à la Villa Médicis ou encore « Repartir à zéro », à Lyon) – a l’air de vouloir clarifier cet Art Abstrait bordélique et tout azimut.
La première grande idée du livre est que l’abstraction a jailli de manière mondiale, internationale et que toutes les limitations ou les écoles nationales faussent le côté « sans frontières » de la chose.
En effet, Américains, Européens ou Asiatiques sont sortis de terre vers les années 40 pour se livrer corps et âmes à cette nouvelle manière, en gestation depuis les années 10, avec Constructivisme ou Abstrait géométrique, et tous les déconstructeurs suprématistes, cubistes, Dada, Bauhaus (même si les officiels distinguent les démarches Art moderne, puis après 1945 : Art contemporain).
Le plus drôle est que le même mouvement – après guerre – s’appelle « Abstrait lyrique » en Europe et « Expressionnisme abstrait »en Amérique, histoire d’avoir deux pôles nationaux. La concurrence est souvent créée artificiellement.
Mais même si je pense, comme le disait Francis Bacon, que « l’abstrait est un Art Décoratif, d’un niveau un peu plus élevé », le livre de De Chassey reste une source d’informations et de réflexions nécessaires pour ne pas éternellement mélanger Art et Goût, histoire réelle et opinions vagues.
Après coup, il devient plus facile de classer ces démarches souvent informelles et tâtonnantes d’artistes un peu paumés, ou cherchant le truc qui les fera sortir du lot, ou mêmes de créateurs peu scrupuleux, cherchant le « truc », qui les enrichira, pour parler franc ! Tout n’est pas pur en matière d’Art…
Éric De Chassey sait traverser les rivières en marchant sur les pierres, sans contact avec l’eau vaseuse… Mais il y a des pierres branlantes, et en matière de démarche esthétique, elles sont nombreuses !
Mais là où l’auteur se lance plus loin avec l’autorité des savants – érudits, c’est en 2ème partie du livre, quand il nous explique que l’Art abstrait est
carrément un art mystique, empreint de religiosité, d’âme et de contemplation ! (selon les dires de – peintres – philosophes – théoriciens…)
Bien sûr, la mode orientaliste aux États-Unis, dès les années 50, a mis du ZEN partout, des gourous en file indienne et des sages comme s’il en pleuvait (même pour le LSD ou la soi-disant Beat Generation) et l’abstrait s’est déshabillé jusqu’au minimalisme : le grand vide pour faire le plein d’esprit !
Bien des toiles américaines et européennes ont desséché comme peau de chagrin avec des trames, des rayures, des carrés, des barres, des pois … Et les Européens ne furent pas en reste pour se plier à cette super-idée : ne peignons rien, avec rien (même s’il restait des gestuels, des lyriques, des abstraits non géométriques).
Il a alors fallu remplir ce vide : d’esprit, de sagesse, de reflet et de méditation, un peu comme les mandalas Tibeto indiens. Mais alors que dire du carré noir, puis du carré blanc de Casimir Malevitch, le peintre qui se voulait suprême, en 1918 ?
Chaque théoricien, même intelligent comme De Chassey, arrange la sauce comme il peut. Mais que dire aussi de Jackson Pollock, pape de l’expressionnisme abstrait , dont la démarche de départ fut de s’inspirer des chamanes amérindiens avec de violentes toiles assez sauvages, avant de faire la danse du « dripping » sur les toiles mêmes ?
Pollock faisait couler des jets de peinture entremêlés, en dansant sur la toile, sans contact direct (était-il en transe comme le sorcier sioux ? Lui qui carburait au whisky). Mais l’idée a finit par marcher, et trouver sa place au panthéon des trouvailles.
Yves Klein plaquait des filles nues et trempées de peinture sur les toiles. Moins Zen. Mais ça a bien marché aussi… Je veux dire par là que ces « non-peintres », qui voulaient échapper à toute technique, habileté, pinceau et chevalet, pataugeaient pas mal, et cherchaient à frapper le public.
Les connaissances que contiennent ce livre et leur classement, représentent un gros travail, mais je m’autorise à avoir une opinion moins respectueuse, et surtout moins complice des théories d’artistes qui étaient coincés dans le cul-de-sac limité de l’abstraction.
Car il ne manquerait plus que des artistes qui ont tout rejeté, piétiné, voire ignoré de tant d’autres formes qui les précédaient, soient perpétuellement honorés comme des gourous intouchables, ce qui est un des grands drames des politiques artistiques d’état.
Trop de révolution tue la révolution, et trop d’adoration abêtit l’esprit… Puisqu’il en est question.
L’abstraction, avec ou sans raison. Par Eric de Chassey. Essai édité par Gallimard. Dans la collection Art et artistes. Format 16 x 22cm. 26 euros (de très belles reproductions couleurs).